jusque parmi le vulgaire, il n’est rien de tel que de les rassembler
sous forme de dictionnaire. » (Avertissement de Moland,
Dictionnaire philosophique de Voltaire)
Introduction
La lexicographie juridique semble susciter aujourd’hui peu d’intérêt parmi les chercheurs. Exception faite de l’ouvrage de référence d’Ethel Groffier et David Reed (La Lexicographie juridique, Yvon Blais, 1990) et de quelques articles, il existe en effet très peu d’écrits sur le sujet. Pourtant, la lexicographie juridique est riche d’une longue histoire et plusieurs événements récents témoignent de la pérennité des dictionnaires anciens. The Lawbook Exchange, éditeur américain spécialisé dans le droit ancien, a récemment publié une réimpression de la dernière édition du Dictionnaire de droit et de pratique de Claude-Joseph de Ferrière (1787), tandis que l’éditeur juridique Sweet & Maxwell prépare actuellement une troisième édition du célèbre Jowitt’s Dictionary of English Law. Les dictionnaires anciens bénéficient en outre d’une large diffusion sur Internet : plusieurs sites donnent accès au Law Dictionary de John Bouvier (édition de 1856), tandis que le serveur Gallica de la BNF permet de consulter, entre autres ouvrages, le Glossaire du droit françois de François Ragueau (édition de 1882) ou le Dictionnaire de la coutume de Normandie de Me Houard (1780). Ces ouvrages sont là pour nous rappeler que la lexicographie juridique a une longue histoire et que des ouvrages de référence actuels comme le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu n’auraient pu exister sans les dictionnaires anciens.
Le présent article vise un double objectif : proposer un panorama succinct des principaux dictionnaires qui ont marqué l’histoire de la lexicographie juridique et montrer en quoi ces ouvrages éclairent notre connaissance du langage du droit et sont le reflet de leur époque. Viendra se greffer à cette analyse à la fois historique et linguistique une réflexion plus large sur la question de l’usage – le dictionnaire doit-il procéder d’une démarche descriptive ou prescriptive ? – et sur la problématique de la définition, centrale en lexicographie juridique. Nous nous intéresserons, en guise de conclusion, à l’utilisation qui est faite des dictionnaires par les tribunaux, en prenant notamment l’exemple de la Cour suprême américaine.
I. Survol historiqueLe premier ouvrage qui a marqué l’histoire de la lexicographie juridique est sans aucun doute Les Termes de la Ley, de John Rastell. Publié en 1523, cet ouvrage fait figure de précurseur à plus d’un titre. C’est d’abord le premier dictionnaire juridique digne de ce nom. D’autres ouvrages l’ont précédé mais le dictionnaire de Rastell est le premier dictionnaire juridique présentant les termes dans l’ordre alphabétique. Il s’agit par ailleurs d’un dictionnaire bilingue (Law French - anglais) qui est d’autant plus remarquable qu’il précède de plus de dix ans le premier dictionnaire de la langue anglaise, The Dictionary of Syr Thomas Eliot Knyght, publié en 1538. Le fameux Dictionary of the English Language de Samuel Johnson ne verra lui-même le jour qu’en 1755, soit plus de deux siècles plus tard. Les Termes de la Ley est donc non seulement le premier « vrai » dictionnaire juridique mais également le premier dictionnaire en langue anglaise. Publié en 1607, The Interpreter, de John Cowell, est surtout connu pour la polémique que sa publication a suscitée dans les sphères politiques et juridiques. D’aucuns ont en effet reproché à Cowell son allégeance inconditionnelle au Roi (on peut lire, dans la définition de King, « he is above the law by his absolute power ») et l’un des principaux opposants au dictionnaire, le Chief Justice Sir Edward Coke, a même obtenu que celui-ci soit brûlé sur la place publique avant d’être interdit par ordre du Roi en 1610. Malgré la polémique qu’il a déclenchée, le dictionnaire de Cowell connaîtra pas moins de huit éditions entre 1607 et 1727. Soucieux d’améliorer le travail de ses prédécesseurs, Thomas Blount, avocat et membre de l’Inner Temple, publie en 1670 le Nomo-Lexicon, A Law Dictionary. Le grand mérite de Blount, également auteur d’un dictionnaire général de référence (Glossographia, 1656), aura été de citer systématiquement ses sources, qu’il s’agisse d’auteurs, de lois ou de textes de doctrine. Une autre innovation majeure réside dans l’ajout de notes sur l’étymologie des termes : « To many words I have added their Etymologies, where I found them apposite, encouraged thereto by the opinion of a Learned Judge. Etymologies, if they be rightly us’d (…), do not onely yield an Argument of good consequence, but also afford much illustration and delight. » (préface)
Quelques années après l’édition du Nomo-Lexicon revue et augmentée par William Nelson (1717), paraît le New Law Dictionary, de Giles Jacob (1729). Fortement influencé par les philosophes de son époque, Jacob s’inspirera notamment de l’Essay Concerning Human Understanding de Locke pour développer son projet lexicographique. Il considère en effet, comme Locke, qu’il est essentiel que les hommes s’entendent sur le sens des mots pour pouvoir vivre en harmonie et que la simplification du langage du droit est l’une des clés d’un meilleur accès à la justice. Véritable concrétisation du rêve de Locke, qui appelait de ses vœux un dictionnaire encyclopédique à visée prescriptive, le dictionnaire de Jacob connaîtra cinq éditions du vivant de son auteur et six éditions posthumes. Le souci constant de Jacob de rendre le droit accessible à tous explique également la publication, en 1736, du manuel Every Man his Own Lawyer, qui connaîtra un succès encore plus grand que le dictionnaire.
Peu après la fameuse Cyclopedia de Chambers (1728), paraît en France un autre dictionnaire qui fera date dans l’histoire de la lexicographie juridique, le Dictionnaire de droit et de pratique de Claude-Joseph de Ferrière (1734). Cet ouvrage, considéré aujourd’hui par les lexicographes et les juristes comme « la » référence des dictionnaires juridiques anciens, ne se présentait pas à l’origine sous forme de dictionnaire : il s’agissait en effet, pour reprendre son titre initial, d’une Introduction à la pratique. Claude-Joseph de Ferrière reprendra cet ouvrage de son père, Claude de Ferrière, pour en faire un dictionnaire dont les rééditions, témoins d’un succès durable, seront nombreuses. Preuve de la pérennité de l’ouvrage, l’éditeur américain The Lawbook Exchange en a récemment publié une réimpression (édition de 1787), enrichie d’une captivante introduction qui vient rappeler que le dictionnaire « remained an authority until the end of the nineteenth century, even among American authors »[1]. Soucieux, comme nombre de ses prédécesseurs, de rendre le langage du droit plus accessible, John Bouvier, juriste de Philadelphie, va lui aussi, dès 1839, apporter sa pierre à l’édifice de la lexicographie juridique en publiant son Law Dictionary. Ce dictionnaire, comme celui de Rastell paru trois siècles plus tôt, fait lui aussi figure de précurseur : il s’agit du premier dictionnaire juridique consacré au droit américain (avant le Black’s, qui ne paraîtra qu’en 1891) et l’ouvrage présente en outre la grande originalité, pour l’époque, de contenir de nombreux termes étrangers, émanant du système civiliste notamment. Cette double particularité est inscrite dans le titre même du dictionnaire : « A Law Dictionary Adapted to the Constitution and Laws of the United States of America and of the Several States of the American Union, With references to the Civil and Other Systems of Foreign Law ». Une cinquantaine d’années après le dictionnaire de Bouvier paraît le Law Dictionary de Henry Campbell Black. La première édition de ce dictionnaire, qui fait aujourd’hui autorité auprès des traducteurs juridiques comme des juristes, a vu le jour en 1891, soit près de quarante ans avant la première édition de l’Oxford English Dictionary (1928). Son auteur, Henry Black, était un juriste érudit âgé de seulement 31 ans au moment de la parution de l’ouvrage. Si ses prédécesseurs avaient souvent avoué leurs doutes quant à la qualité de leur travail et sollicitaient une certaine indulgence de la part de leurs lecteurs, Henry Black semblait beaucoup plus sûr de lui et ne cachait pas les ambitions qui avaient nourri son projet lexicographique : « The dictionary now offered to the profession is the result of the author’s endeavor to prepare a concise and yet comprehensive book of definitions of the terms, phrases, and maxims used in American and English law (…). The author has made it his aim to include all these terms and phrases here, together with some not elsewhere defined »[2]. D’aucuns jugeront peut-être ces ambitions démesurées mais il n’en reste pas moins que plus d’un siècle plus tard, le Black’s, dont la huitième édition date de 2004, est considéré comme « la » référence des dictionnaires juridiques pour l’anglais américain.
Le Dictionnaire pratique de droit, paru aux éditions Dalloz en 1905. constitue un autre incontournable de la lexicographie juridique. Ce dictionnaire, qui a connu plusieurs rééditions jusque dans les années 1930, a permis aux éditions Dalloz d’asseoir définitivement leur réputation de spécialistes de la documentation juridique. La maison Dalloz, dont la création par les frères du même nom (Victor et Armand) remonte à 1824, était surtout connue à l’origine pour ses codes et autres ouvrages de droit. Armand Dalloz, dit le Jeune, ajouta la corde lexicographique à l’arc familial avec la publication, dès 1835, du Dictionnaire général et raisonné de législation, de doctrine et de jurisprudence, ouvrage inaugurant une longue période de production lexicographique qui allait donc se poursuivre avec la parution, en 1905, du Dictionnaire pratique de droit. Réalisé sous la direction de Gaston Griolet et de Charles Vergé, deux docteurs en droit, ce dernier est un bon exemple de dictionnaire « onomasiologique » : les différents concepts juridiques y sont en effet rattachés à leur domaine d’appartenance, le générique ayant toujours priorité sur le spécifique.
Plusieurs dictionnaires marqueront le reste du siècle, dont le Osborn’s Concise Law Dictionary (1927), concurrent du Law Dictionary de Mozley et Whiteley (1876) sur le créneau des dictionnaires « compacts » destinés aux étudiants et au grand public, ainsi que le Jowitt’s Dictionary of English Law. Publié en 1959, ce dernier ouvrage s’inspire notamment du Law Lexicon de Wharton (14ème édition, 1938) et constitue la principale référence pour le droit anglais, avec le Stroud’s Judicial Dictionary of Words and Phrases, dont la première édition remonte à 1890. Si les deux dictionnaires sont édités par le même éditeur (Sweet & Maxwell), le Jowitt est essentiellement un dictionnaire encyclopédique alors que le Stroud appartient à la famille des judicial dictionaries, dont la démarche consiste à donner le sens des mots tels qu’ils ont été interprétés par les tribunaux. Malgré la publication de deux suppléments, en 1981 et 1985, la deuxième édition du Jowitt, qui date de 1977, est largement dépassée aujourd’hui mais une troisième édition est en préparation.
Un panorama des principaux ouvrages qui ont marqué l’histoire de la lexicographie juridique ne serait sans doute pas complet sans le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu. Ce dictionnaire a été publié pour la première fois en 1987 et son succès ne s’est jamais démenti jusqu’à la 8ème édition, la dernière en date (avril 2007). Il s’agit en fait d’un ouvrage collectif inspiré d’un dictionnaire de 1936, également intitulé Vocabulaire juridique et publié sous la direction de Henri Capitant. La refonte du dictionnaire de Capitant a été engagée dès 1972 et a été rapidement confiée à Gérard Cornu, dont l’objectif, dès le départ, a été de perpétuer l’esprit du Vocabulaire de 1936 tout en le remettant au goût du jour. Ce double objectif traduit d’ailleurs bien la finalité de toute entreprise lexicographique dans le domaine du droit : rendre compte de l’évolution du langage du droit – et donc, du droit lui-même – dans une double perspective temporelle, en prenant acte du passé et en dressant un état des lieux du présent.
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