Introduction
L’adjectif, dans ses différentes fonctions (épithète ou attribut) et sous toutes ses formes (qualificatif, éponyme, possessif, de relation…), a toujours fasciné les grammairiens et les linguistes. Les nombreuses études qui lui ont été consacrées ces dernières années témoignent de l’engouement durable qu’il suscite parmi les chercheurs. Depuis les ouvrages de référence de Michèle Noailly (L’adjectif en français, 1999) et de Martin Riegel (L’adjectif attribut, 2000), de nombreuses autres publications sont venues éclairer les multiples facettes de l’adjectif. Parmi celles-ci, L’adjectif en français et à travers les langues, ouvrage collectif qui rassemble les communications présentées lors d’un récent colloque à l’Université de Caen, présente un intérêt particulier dans la mesure où l’on y retrouve la plupart des problématiques induites par l’adjectif. Au regard des récentes publications, l’une des questions les plus souvent abordées s’agissant de l’adjectif épithète concerne sa position par rapport au nom. Si les chercheurs s’accordent à dire que la postposition est plus fréquente que l’antéposition en français, il reste difficile d’expliquer cet état de fait. Les différents critères morphologiques (l’adjectif court serait plus facilement antéposable) et sémantiques (l’antéposition participerait d’une utilisation subjective de l’adjectif) qui sont généralement retenus restent discutables et ne résistent pas toujours à une analyse poussée. Parmi les chercheurs qui se sont penchés sur la question, citons Anne Abeillé et Danielle Godard (La postposition de l’adjectif épithète en français : le poids des mots, Recherches linguistiques de Vincennes, 1999) et Jean-Luc Manguin (L’évolution en français de l’adjectif épithète vers la postposition : réalité syntaxique ou trompe-l’œil lexical ?, 2004).
En dépit des nombreuses études qui ont été consacrées à l’adjectif, la place et la fonction de celui-ci dans les langues de spécialité ont jusqu’à présent été peu étudiées. Xavier Lelubre, de l’Université de Lyon 2, est ainsi l’un des rares à s’être intéressés à la question du « statut de l’adjectif en langue de spécialité » (Actes du colloque De la mesure dans les termes, 2004). Comment s’étonner dès lors du peu d’intérêt suscité par l’adjectif juridique ? Celui-ci apparaît ponctuellement dans les articles spécialisés (cf. Marie-Claude L’Homme, Les adjectifs dérivés sémantiques (ADS) dans la structuration des terminologies, 2004) mais aucune étude détaillée ne lui a encore été consacrée. L’adjectif est bien sûr largement représenté dans l’ouvrage de jurilinguistique de référence de Gérard Cornu (Linguistique juridique, Domat/Montchrestien, 2000) mais il n’y est pas abordé en tant que tel, dans sa spécificité lexicale. Nous nous proposons, dans la présente étude, de redonner toute sa place à l’adjectif juridique et d’éclairer sa contribution au langage du droit. Avant d’aller plus loin, et de s’interroger notamment sur la position de l’adjectif juridique dans le syntagme nominal, il peut sembler utile d’en esquisser une typologie. Retenant des critères aussi bien sémantiques que morphologiques, nous distinguerons successivement les adjectifs d’« appartenance juridique exclusive », les adjectifs de « double appartenance », les adjectifs monosyllabiques, les adjectifs en cooccurrence obligatoire, les adjectifs archaïques et enfin, les adjectifs « flous ». Cette classification est évidemment imparfaite mais elle a au moins le mérite de baliser notre recherche. Nous nous intéresserons dans un deuxième temps à la position de l’adjectif juridique épithète et verrons que si la postposition l’emporte nettement, le problème se complique dans le cas des noms composés : à l’antéposition et à la postposition s’ajoute en effet dans ce cas une troisième possibilité, à savoir « l’intraposition » ou l’insertion de l’adjectif au sein même du nom (cf. « droit au logement opposable » vs. « droit opposable au logement »). Se pose ici la question du figement du nom et cette problématique est d’autant plus intéressante que le traducteur s’y trouve régulièrement confronté. S’agissant de la position de l’adjectif au sein du syntagme nominal, nous verrons qu’il est indispensable de prendre en compte non seulement le nom bien sûr mais également les autres cooccurrents (compléments, etc.) et que le choix de l’antéposition ou de la postposition dépend souvent de contraintes stylistiques.
La troisième partie de l’article portera sur les cooccurrents des adjectifs juridiques et sera l’occasion de constater que ceux-ci sont souvent en nombre restreint. L’adjectif juridique ne s’associe pas avec n’importe quel substantif mais les noms avec lesquels il apparaît acceptent souvent eux-mêmes un grand nombre de cooccurrents. L’adjectif juridique apparaît dès lors souvent comme un outil de classification des notions juridiques qui, sans lui, resteraient générales : « saisie », par exemple, est une notion générique qui appelle un cooccurrent spécifique (« conservatoire », etc.) pour préciser ses effets juridiques. L’adjectif, parmi d’autres outils lexicaux, contribue à la hiérarchisation et à la classification des notions juridiques. C’est là une de ses fonctions, parmi d’autres que nous nous efforcerons de définir dans le cadre de la présente étude.
Essai de typologie des adjectifs juridiquesDéjà nombreuses, les familles d’adjectifs semblent se multiplier au fil des études qui leur sont consacrées : aux adjectifs « classiques » (qualificatifs, possessifs, etc.) sont venus s’ajouter les adjectifs « de relation », les adjectifs prédicatifs et non prédicatifs, les « adjectifs dérivés sémantiques », qui regroupent adjectifs dénominaux et adjectifs déverbaux, etc. Les innombrables catégories d’adjectifs que les grammairiens distinguent aujourd’hui témoignent de l’extraordinaire vitalité de l’adjectif et de ses multiples fonctions. Il serait vain de tenter de dresser ici une typologie exhaustive des adjectifs juridiques mais certaines catégories se dégagent avec suffisamment de force et de clarté pour se prêter à une première classification, qui répond autant à des critères sémantiques que morphologiques. Les deux premières catégories que nous examinerons, parmi les six retenues, sont celles, évidentes pour le lecteur des ouvrages de Gérard Cornu, des adjectifs d’appartenance juridique exclusive et de double appartenance. Comme leur nom l’indique, les adjectifs d’appartenance juridique exclusive n’ont de sens qu’au regard du droit : « dolosif », « irréfragable », « interlocutoire », « synallagmatique » et « potestatif » en constituent quelques exemples. Ces adjectifs, propres au langage du droit, sont généralement des adjectifs techniques, « savants », dont le sens échappe au non-initié. Plus nombreux que les adjectifs d’appartenance exclusive, les adjectifs de double appartenance relèvent à la fois de la langue courante et du langage juridique : « authentique », « contradictoire », « capital », « défaillant », « réputé », « vindicatif » en sont autant d’exemples. A première vue, ces adjectifs peuvent paraître plus familiers aux yeux du profane mais leur sens juridique est souvent difficile à déduire du sens courant (cf. « rupture de sens » dont parle Cornu). Dans une troisième catégorie, définie selon le critère morphologique, figurent les adjectifs monosyllabiques ou adjectifs « brefs ». Ceux-ci sont relativement peu nombreux dans le langage du droit mais ils y occupent une place de choix. L’adjectif « bon », par exemple, se rencontre dans de nombreux syntagmes bien connus des juristes tels que « bonne foi », « bonnes mœurs » ou « bon père de famille » ainsi que dans des locutions comme « en bonne et due forme ». « Fol(le) », dans cette même catégorie, que l’on pourrait également classer dans celle des adjectifs archaïques (voir plus loin), devient, dans certains syntagmes figés – « fol appel », « fol enchérisseur » ou « folle enchère » – un terme juridique précis, de même que « nul » dans la locution adjectivale « nul et non avenu » ou dans d’autres cooccurrences (« contrat nul », « bulletin nul », etc.).
Les adjectifs en « cooccurrence obligatoire » constituent une quatrième catégorie digne d’intérêt. Citons, à titre d’exemple, « irrépétible », qui se dit uniquement des frais non compris dans les dépens, ou « pétitoire », qui se dit de l’action tendant à la protection en justice de la propriété immobilière. La cinquième catégorie, intrinsèquement diachronique, est celle des adjectifs archaïques : « infamant », qui qualifiait autrefois un type de peine (par opposition à la peine « afflictive »), en constitue un exemple, de même que « allodial » (cf. « biens allodiaux ») ou « fieffé », terme de droit féodal qui désignait jadis le détenteur d’un fief (« serf fieffé ») et qui a été repris depuis dans la langue courante (« fieffé menteur », etc.). Dans la sixième et dernière catégorie figurent les adjectifs « flous », dont le sens volontairement vague doit permettre aux parties ou au juge d’exercer leur pouvoir d’appréciation en cas de litige. « Raisonnable », « substantiel » et « nécessaire » en constituent trois exemples. A cheval entre la langue courante et le langage du droit, ces adjectifs auraient tout aussi bien pu trouver leur place dans la catégorie des adjectifs de double appartenance, tout comme « irrépétible », dans la catégorie des cooccurrences obligatoires, aurait pu figurer dans celle des adjectifs d’appartenance juridique exclusive. Ce constat vise seulement à souligner le caractère arbitraire de la présente typologie et la perméabilité des différentes catégories qui la composent. Cette classification n’est évidemment pas parfaite et les critères retenus pour l’établir, très disparates, n’en sont que plus contestables, mais le cadre ainsi obtenu a au moins le mérite d’organiser les adjectifs juridiques en grandes familles et ainsi, en la structurant, de simplifier la présente étude.
Typologie indicative des adjectifs juridiques
. Adjectifs d’appartenance juridique exclusive · Adjectifs de double appartenance · Adjectifs monosyllabiques · Adjectifs en « cooccurrence obligatoire » · Adjectifs archaïques · Adjectifs « flous » | Critère retenu sémantique sémantique morphologique lexical diachronique sémantique |
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