Les cooccurrents des adjectifs juridiques
Après avoir étudié l’adjectif en suivant l’axe syntagmatique (position par rapport au nom), examinons son comportement sur l’axe paradigmatique en nous posant la question de ses cooccurrents. L’adjectif juridique peut-il être associé à n’importe quel nom ? L’usage privilégie-t-il certaines cooccurrences ? Existe-t-il des cooccurrences obligatoires (collocations) ? Tout dépend évidemment, comme nous allons le voir, du type d’adjectif dont il s’agit. D’une manière générale, il convient de distinguer trois cas de figure possibles : l’adjectif peut être en cooccurrence libre, en cooccurrence restreinte ou en cooccurrence obligatoire.
Les adjectifs en cooccurrence libre, majoritairement de double appartenance, acceptent, comme leur nom l’indique, un grand nombre de cooccurrents : l’adjectif « raisonnable », par exemple, peut s’associer avec « délai », « personne », « mesure », etc. Les adjectifs en cooccurrence restreinte n’apparaissent pour leur part qu’avec certains noms : il s’agit essentiellement d’adjectifs « techniques », d’appartenance juridique exclusive, qui permettent de préciser une notion qui, sans eux, resterait générale. Prenons l’exemple de l’adjectif « conservatoire » : celui-ci apparaît le plus souvent en cooccurrence avec « acte », « mesure » ou « saisie », soit trois cooccurrents « habituels » (qui n’excluent pas bien sûr d’autres cooccurrences possibles, comme dans la locution « à titre conservatoire », bien que celle-ci renvoie souvent au nom-noyau : « la nécessité de prendre des mesures à titre conservatoire » = « des mesures conservatoires »). Ces trois substantifs sont des termes génériques qui appellent des cooccurrents spécifiques pour préciser leurs effets juridiques : l’adjectif « conservatoire » permet par exemple de distinguer un type de saisie parmi d’autres. L’adjectif permet ainsi la hiérarchisation et la classification des notions juridiques. De par leur caractère générique, les noms avec lesquels il est associé acceptent eux-mêmes souvent un grand nombre de cooccurrents : les termes « acte », « mesure » et « saisie » apparaissent tous trois dans de nombreux syntagmes.
A propos du rôle « classificateur » de l’adjectif juridique, il est à noter qu’il n’est pas l’apanage de l’adjectif d’appartenance exclusive : si les adjectifs « récursoire », « estimatoire », « négatoire » ou « provocatoire » (entre autres) génèrent un paradigme autour du nom « action », il en est de même de « légère », « lourde » ou « grave » associés à « faute ». Dans les deux cas, l’adjectif permet de cerner la notion (au départ générale), d’en baliser les contours et d’en fixer la spécificité afin d’en permettre l’application à une situation donnée.
Lorsque l’association de l’adjectif avec son substantif cooccurrent est exclusive, la cooccurrence n’est plus libre ni même restreinte, elle devient obligatoire (cf. quatrième catégorie de la typologie ci-dessus) : autrement dit, l’adjectif dans ce cas apparaît nécessairement avec le « nom-tête », avec lequel il constitue dès lors un syntagme figé. Citons ces quelques exemples : l’adjectif « irrépétible » ne s’emploie qu’à propos de frais (les « frais irrépétibles » étant les « frais non compris dans les dépens et qui ne peuvent donc être recouvrés comme tels par le plaideur qui les a exposés, ex. honoraires d’avocat »[1]). « Récursoire » apparaît uniquement avec « action » et désigne le « recours en justice de la personne, qui a dû exécuter une obligation dont une autre était tenue (…), contre le véritable débiteur de l’obligation »[2]. Dans certains cas, l’adjectif en cooccurrence obligatoire peut être éponyme : « paulien », qui apparaît exclusivement dans « action paulienne », vient ainsi du nom du prêteur romain (Paulus) qui a créé ce type d’action.
Bien que les adjectifs en cooccurrence obligatoire constituent un syntagme figé avec le nom cooccurrent, leur traitement dans les dictionnaires juridiques s’avère parfois déconcertant. Ainsi, pour reprendre les exemples ci-dessus, « irrépétible » et « paulien, ienne » font l’objet d’entrées à part entière dans le Vocabulaire juridique de Cornu tandis que la définition de « récursoire » se trouve sous « action ». Pourtant, « paulien, ienne » et « récursoire » ont le même cooccurrent, la dimension historique du premier terme expliquant peut-être son traitement distinct. Quoi qu’il en soit, cette différence de traitement en dit long sur les problèmes que les cooccurrences posent au lexicographe : à partir de quel moment peut-on dire d’un syntagme qu’il est « figé » ? Comment rendre compte des relations privilégiées qui existent entre les mots ? Faut-il multiplier les renvois entre les différents éléments d’un syntagme (dans le Vocabulaire juridique, l’entrée « récursoire » renvoie à « action (récursoire) ») ? A l’évidence, il n’est pas plus aisé de répondre à ces questions que de trancher le débat sur la position de l’adjectif épithète.
ConclusionA la lecture des quelques réflexions qui précèdent, il est une évidence que l’adjectif juridique est loin d’avoir livré tous ses secrets et que le sujet n’est pas près d’être épuisé. Il suffit de vouloir l’enfermer dans le carcan d’une typologie imparfaite ou d’en faire le centre de réflexions théoriques (position de l’épithète, cooccurrents de l’adjectif) pour qu’immédiatement il se révèle dans d’autres dimensions, sous d’autres formes. Il serait intéressant par exemple d’évoquer les adjectifs participiaux, constitués de participes passés ou présents (« constituant/constitué », « expatrié ») ou encore les adjectifs « concurrents », quasi-synonymes tels que « abrogatif/abrogatoire » ou « paulien/révocatoire ».
L’adjectif, sous toutes ses formes, est indéniablement très présent dans le vocabulaire juridique : sur les 456 entrées principales que compte la lettre « A » dans le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu, pas moins de 89 – soit environ 20 % - sont consacrées à des adjectifs. Certains de ces derniers occupent une place centrale dans le langage du droit : « amiable » (qui s’utilise à la fois en cooccurrence libre – arrangement, constat, convention, partage amiable – et dans des syntagmes figés – « amiable compositeur »), « abusif » et « accessoire » en constituent quelques exemples.
S’il n’échappe pas toujours à l’archaïsme (cf. « adiré », « assertoire » ; voir typologie plus haut), l’adjectif juridique sait également se prêter à la néologie : « sécuritaire », qui se dit d’une politique ou d’une mesure, est apparu pour la première fois en 1984 dans Le Nouvel Observateur [3]; « génocidaire » est attesté à partir de 1988[4] tandis que « homoparental », néologisme créé de toutes pièces (avec le substantif correspondant « homoparentalité ») par l’Association des parents gays et lesbiens (APGL), est né en 1997[5]. Pour finir, évoquons brièvement la dimension politique que peut parfois prendre l’adjectif. Le cas de l’adjectif « humain » est particulièrement intéressant à cet égard. Celui-ci se rencontre le plus souvent, dans le contexte juridique, dans les syntagmes « embryon humain », « dignité de la personne humaine » et « atteintes à la personne humaine ». S’y ajoute désormais le terme « droits humains », utilisé depuis une dizaine d’années par les opposants au terme « droits de l’homme », jugé sexiste. Ces derniers s’appuient sur les recommandations de plusieurs grandes organisations internationales (cf. Amnesty International) pour imposer le terme « droits humains » et remarquent qu’« à l’époque où elle a été rédigée, la Déclaration (des droits de l’homme de 1789) ne s’appliquait qu’aux hommes, et le mot « homme » ne recouvrait qu’un seul genre. Le choix de ce mot n’était pas « neutre » et ne se voulait pas, non plus, à portée « universelle » »[6]. L’expression « droits humains » rétablirait à leurs yeux l’égalité des droits entre hommes et femmes. D’autres ne l’entendent pas de cette oreille : « L'expression « Droits de l’Homme » a acquis un sens philosophique et politique précis : elle recouvre l'affirmation des droits individuels dans un rapport à l'Etat, à la société et au système socio-économique. (…) L'expression « Droits Humains » est d'une telle généralité qu’elle conduit à englober des domaines qui ne concernent pas les droits fondamentaux définis par les instruments internationaux. (…) L’expression « Droits de l'Homme » conserve toute sa pertinence pour représenter l'ensemble des droits fondamentaux des femmes et des hommes »[7]. Il ne s’agit pas ici de donner raison aux uns ou aux autres mais de mesurer la portée politique – et donc, juridique – du choix d’un terme au détriment d’un autre. Il serait intéressant d’avoir l’avis de Jacques Chirac à ce sujet, au risque de voir notre question qualifiée d’« abracadabrantesque », adjectif utilisé par le Président lors d’une émission télévisée en 2000 et dans lequel certains ont voulu voir un néologisme alors que Rimbaud l’avait utilisé dès 1871… Mais c’est une autre histoire.
[1] Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, op. cit., p. 506.
[2] Gérard Cornu, op. cit., p. 23.
[3] Source : Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.
[4] Le Petit Robert 2007.
[5] Le Petit Robert 2007.
[7] Extrait de « Sur la dénomination ‘Droits de l’Homme’ », avis délivré le 19 novembre 1998 par la Commission française consultative des droits de l'homme (texte consulté sur le site www.aidh.org).
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