IV. Le débat « descriptif/prescriptif »
« Une des questions principales qui se posent à propos d’un dictionnaire est son caractère normatif ou prescriptif », remarquent Ethel Groffier et David Reed dans leur ouvrage La Lexicographie juridique[1]. « Son caractère normatif/prescriptif ou descriptif » serait-on tenté de préciser, car c’est en effet là la vraie question : le dictionnaire doit-il seulement consigner l’usage, selon une démarche descriptive, ou prescrire le « bon usage » ? La polémique est ancienne, comme le rappellent Groffier et Reed, en évoquant le clivage idéologique qui a opposé à la fin du 17ème siècle le Dictionnaire de l’Académie française – ouvrage ouvertement prescriptif – et le Dictionnaire universel de Furetière, résolument descriptif. Si la question « descriptif ou prescriptif » a suscité de vifs débats au cours des siècles passés, la passion semble être retombée au fil du temps jusqu’à laisser place à un certain consensus.
Il n’est en effet plus question aujourd’hui de « fixer la langue », comme Samuel Johnson en avait formulé le vœu dans la préface de son célèbre Dictionary of the English Language (1755), et la plupart des dictionnaires contemporains s’inscrivent dans une démarche descriptive. La question de l’usage reste toutefois sensible, comme en témoigne la polémique suscitée à sa parution, en 1961, par le Webster’s Third New International Dictionary. Les détracteurs de cet ouvrage ont en effet vu dans la suppression des marques d’usage (usage labels) une concession à un certain laisser-faire linguistique. Fait presque unique dans les annales de la lexicographie, le dictionnaire a d’ailleurs fait l’objet d’un ouvrage sur la polémique qu’il a déclenchée[2]. Bien qu’il soit encore largement utilisé par la Cour suprême américaine, le Webster’s Third ne fait toujours pas l’unanimité parmi les professionnels du droit. Le juge Antonin Scalia n’a ainsi pas hésité à rappeler les critiques suscitées par le dictionnaire à sa parution pour contester son utilisation dans une décision de 1994 : « Upon its long awaited appearance in 1961, Webster’s Third was widely criticized for its portrayal of common error as proper usage. »[3]
En dépit de ces critiques, la plupart des dictionnaires juridiques privilégient aujourd’hui la démarche descriptive, reconnaissant que « the writing of a dictionary is not a task of setting up authoritative statements about the “true meanings” of words, but a task of recording, to the best of one’s ability, what various words have meant to authors in the distant or immediate past. The writer of a dictionary is a historian, not a lawgiver »[4]. Pour autant, les lexicographes juridiques sont conscients du fait que leurs ouvrages procèdent également, dans une certaine mesure, d’une démarche prescriptive : le seul fait de proposer des définitions systématiques des termes et de les assortir, pour certaines, d’exemples d’utilisation en contexte ne traduit-il pas l’ambition d’orienter le lecteur vers le « bon usage » ? La confection même d’un dictionnaire ne vise-t-elle pas, même inconsciemment, à perpétuer le rêve un peu fou de Samuel Johnson de « fixer la langue » ? Dans la préface du Vocabulaire juridique, Gérard Cornu reconnaît ainsi que « la définition lexicale ne se donne pas comme l’énoncé d’une règle de droit mais comme le recensement d’un fait linguistique (sans renoncer toutefois, mais à titre occasionnel, à prendre un tour normatif pour aventurer un conseil de bon usage) »[5] (nous soulignons). Bryan A. Garner, le responsable éditorial du Black’s Law Dictionary, aurait pu reprendre ces propos à son compte, comme en témoigne l’entrée consacrée à shall dans ce dictionnaire : le lexicographe énumère les cinq sens possibles du terme avant d’ajouter : « Only sense 1 is acceptable under strict standards of drafting »[6].
La question de l’usage est donc toujours présente à l’esprit du lexicographe, même si son objectif est seulement de recenser les faits linguistiques, sans porter de jugement de valeur. Il est à noter pour conclure qu’au Canada, du fait des spécificités du système juridique (caractérisé à la fois par le bijuridisme et le bilinguisme), le travail du lexicographe s’inscrit le plus souvent dans une démarche normative. Il en va ainsi du Dictionnaire de droit privé, dont les auteurs remarquent que « le rôle d’un dictionnaire est de rendre compte de la langue en usage dans un temps et un lieu déterminés. Or, la langue juridique québécoise comprend des emplois incorrects en raison du contexte juridique lui-même (système bijuridique) et du contexte de la traduction (système bilingue) dans lesquels elle évolue ». Forts de ce constat, les auteurs du dictionnaire ont entrepris de signaler systématiquement les formes incorrectes par « souci de correction et de normalisation des emplois fautifs (archaïsmes, anglicismes, barbarismes) les plus répandus dans la langue du droit privé québécois »[7]. Il en découle un système original de renvois entre les formes fautives – signalées par la lettre « X », qui font l’objet d’entrées à part entière – et les acceptions correctes. Prenons l’exemple des entrées « annulation » (forme correcte) et « cancellation » (forme fautive ou « F.f. ») :
« ANNULATION n.f. (Obl.) Anéantissement rétroactif par le tribunal d’un acte juridique entaché de nullité. Par ex., annulation d’un contrat pour vice de consentement. V.a. action en nullité, nullité, rescision, résiliation, résolution, révocation. F.f. cancellation². »[8]
« CANCELLATION n.f. 2. (X) Angl. V. annulation, rescision, résiliation, résolution, révocation. Rem. Sous l’influence de l’anglais, ce terme recouvre différentes formes d’anéantissement d’un acte juridique. »[9]
Comme l’explique Jean-Claude Gémar, membre du Comité de rédaction du dictionnaire, le sens du terme « cancellation », pris dans cette acception, est « celui d’un anglicisme répandu (Angl.) dont on veut décourager l’usage (X), car il s’est substitué aux différentes formes possibles d’anéantissement d’un acte juridique, qui ne sont pas synonymes : annulation, rescision, résiliation, résolution, révocation »[10].
[1] Ethel Groffier et David Reed, La lexicographie juridique, principes et méthodes, Yvon Blais, 1990, p. 66.
[2] James Sledd & Wilma R. Ebbitt, Dictionaries and “That” Dictionary, Scott, Foresman and Company, 1962.
[3] MCI Telecommunications v. American Telephone Company ; voir aussi à ce sujet Scalia v. Merriam-Webster, William Saffire, 1994, en ligne.
[4] S.I. Hayakawa, Language in Thought and Action, Fifth Edition, Harcourt, 1990, pp. 34-35.
[5] Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, Presses Universitaires de France, 7e édition, 2005, p. x.
[6] Black’s Law Dictionary, 8th edition, 2004, p. 1407.
[7] Paul-A. Crépeau [dir.], Dictionnaire de droit privé, Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec, 1985, p. vi.
[8] Dictionnaire de droit privé, supra note 10 à la p. 19.
[9] Ibid. à la p. 29.
[10] Jean-Claude Gémar, Langage du droit, dictionnaire bilingue et jurilinguistique : le cas du Dictionnaire de droit privé du Québec, in Les écarts culturels dans les dictionnaires bilingues, Thomas Szende [dir.], Honoré Champion, 2003, pp. 173-190.
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