V. La problématique de la définition
« Faudrait-il fuir toute définition sous prétexte que définir est enfermer, et qu’à la limite un mot, vide en lui-même de toute signification, ne prend sens qu’en situation ? »[1]. Cette interrogation de Gérard Cornu résume, mieux qu’un long discours, tout le dilemme de la définition, qui constitue un exercice périlleux pour le lexicographe généraliste mais aussi – et peut-être plus encore – pour le lexicographe juridique. Dans son article Langage du droit, dictionnaire bilingue et jurilinguistique : le cas du Dictionnaire de droit privé du Québec, Jean-Claude Gémar constate la coexistence de deux conceptions différentes de la définition, « celle des maximalistes et celle des minimalistes (…). Selon les premiers, la définition doit tendre vers l’exhaustivité. Les seconds, à l’inverse, prônent l’art du moins-dire, du sous-entendu, de la façon d’exprimer les choses avec économie, voire élégance »[2]. S’agissant des styles de définition, il est à noter que la plupart des définitions dans les dictionnaires de droit s’inspirent du modèle aristotélicien. Dans Dictionaries, The Art and Craft of Lexicography, ouvrage de référence, Sidney Landau indique en quoi consiste la définition aristotélicienne : « The traditional rules of lexical definition, based on Aristotle’s analysis, demand that the word defined be identified by genus and differentia. That is, the word must first be defined according to the class of things to which it belongs, and then distinguished from all other things within that class »[3]. François Geny faisait lui-même, dès 1913, la promotion de la définition aristotélicienne en indiquant que « la définition juridique sera d’autant plus parfaite qu’elle analysera plus complétement la compréhension de l’idée à fixer, en la rattachant à un genre prochain pour l’en séparer par la différence spécifique qui marque l’individualité propre à l’objet défini »[4]. Cette définition d’« auteur », proposée par le Dictionnaire comparé du droit d’auteur et du copyright (2003), constitue un bon exemple de définition aristotélicienne : « Auteur. Personne physique qui crée l’œuvre ». L’auteur, selon cette définition, est une personne (genre prochain), physique (premier trait distinctif, par opposition à personne morale), qui crée une œuvre (deuxième trait distinctif). Si la définition artistotélicienne est souvent privilégiée, on rencontre aussi souvent, dans les dictionnaires de droit, de nombreux autres types de définition, parmi lesquels figure la définition synonymique (aussi appelée définition par équivalence), dont voici un exemple : « Reasonable. Fair, proper, just, moderate, suitable under the circumstances. »[5]
Quel que soit le type de définition, le lexicographe se doit de respecter certaines règles dont Groffier et Reed rappelle les deux principales : « La première règle consiste à éviter la circularité, c’est-à-dire qu’aucun mot ne peut être défini par lui-même ou par un mot de la même famille, à moins que ce dernier mot ne fasse l’objet d’une définition indépendante (…). La seconde règle veut que chacun des mots utilisés dans la définition fasse également l’objet d’une définition »[6]. Ces principes sont également cités par Landau, qui y ajoute celui de la « substituabilité », que l’on retrouve aussi chez Garner. Ce dernier fixe pour sa part trois règles supplémentaires : « Don’t define self-explanatory phrases that aren’t legitimate lexical units. Define singular terms, not plurals, unless there’s a good reason to do otherwise. Distinguish between definitions and encyclopedic information »[7]. Pour assurer le respect de ce dernier principe, Garner a imaginé un système de puces permettant de distinguer la définition proprement dite des informations à caractère encyclopédique. Ainsi, dans cette définition de hostage, la précision « Hostage-taking is a federal crime. 18 USCA § 1203 » vient compléter la définition mais n’en fait pas partie à proprement parler : « hostage. 1. An innocent person held captive by another who threatens to kill or harm that person if one or more demands are not met. · Hostage-taking is a federal crime. 18 USCA § 1203. Cf. kidnapping. »[8]
S’agissant de la formulation des définitions, il n’est qu’à étudier les différentes définitions qui sont données d’un même terme dans différentes éditions d’un même dictionnaire pour mieux apprécier la difficulté de l’exercice et pour se convaincre qu’une définition peut toujours être améliorée. Prenons l’exemple du mot « mainlevée », tel qu’il est défini dans le Vocabulaire juridique d’Henri Capitant (1936) et dans l’ouvrage éponyme de G. Cornu (7ème édition, 2005) :
« Acte ayant pour objet de mettre fin aux effets d’un séquestre ou d’une saisie, ou de permettre la radiation de l’inscription d’une sûreté (mainlevée d’une inscription hypothécaire). » (Capitant)
« Disparition d’un obstacle de droit à l’accomplissement d’un acte, à l’exercice d’un droit (…). Ex. mainlevée d’une saisie, d’une inscription hypothécaire, d’une opposition à mariage (…), ou même d’une tutelle ou d’une curatelle (…). » (Cornu)
A l’évidence, la définition proposée par Cornu est plus équilibrée car plus analytique : là ou Capitant met l’accent sur la finalité de la mainlevée, Cornu cerne l’essence même du concept avant de donner, en les séparant bien de la définition proprement dite, un certain nombre d’exemples.
Prenons comme autre exemple ces trois définitions du terme mitigating circumstance :
« Mitigating circumstances. Such as do not constitue a justification or excuse of the offense in question, but which, in fairness and mercy, may be considered as extenuating or reducing the degree of moral culpability. »[9]
Cette définition présente le double défaut de commencer par une négation (Such as do not…) et de contenir un terme susceptible d’être mal compris par un public non spécialiste (extenuating).
« A fact or situation that does not justify or excuse a wrongful act or offense but that reduces the degree of culpability and thus may reduce the damages (in a civil case) or the punishment (in a criminal case). »[10]
Cette définition semble plus équilibrée et plus compréhensible (extenuating a été supprimé) mais elle commence aussi par une négation.
« A mitigating circumstance or factor is any fact, condition, or event that makes the death penalty less appropriate as a punishment, even though it does not legally justify or excuse the crime. A mitigating circumstance is something that reduces the defendant’s blameworthiness or otherwise supports a less severe punishment. A mitigating circumstance may support a decision not to impose the death penalty. »[11]
Cette troisième définition se veut plus directe que les précédentes (elle s’adresse aux jurés dans les affaires pénales) mais elle pêche par une certaine redondance (triple répétition de A mitigating circumstance). On pourrait donc en imaginer une version plus concise, comme celle-ci :
« A mitigating circumstance or factor is any fact, condition, or event that makes the death penalty less appropriate as a punishment and that reduces the defendant’s blameworthiness, even though it does not legally justify or excuse the crime. A mitigating circumstance may support a decision not to impose the death penalty. »
Cette définition resserrée n’est sans doute pas parfaite mais elle a le mérite de mettre en lumière l’extrême complexité de l’exercice définitoire, qui suppose d’opérer des choix souvent contradictoires (exhaustivité/concision, etc.).
[1] Gérard Cornu, préface du Dictionnaire comparé du droit d’auteur et du copyright, 2003.
[2] Jean-Claude Gémar, supra note 13.
[3] Sidney I. Landau, Dictionaries, The Art and Craft of Lexicography, 2nd edition, Cambridge University Press, 2001, p. 153.
[4] in Danielle Bourcier, Argumentation et définition en droit, Langages, vol. 10, n°42, 1976, p. 117, note 1.
[5] Black’s Law Dictionary, 6th edition, 1991.
[6] Groffier et Reed, supra note 4 à la p. 54.
[7] Bryan A. Garner, Legal Lexicography: A View from the Front Lines, 6 Green Bag 2d 151, 2003, pp. 155-156.
[8] Black’s Law Dictionary, 8th edition, 2004.
[9] Black’s Law Dictionary, 4th edition, 1951.
[10] Black’s Law Dictionary, 8th edition, 2004.
[11] California Criminal Jury Instructions, 2008, p. 617 (en ligne : <http://www.courtinfo.ca.gov/jury/criminaljuryinstructions/>).
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