VI. L’utilisation des dictionnaires par les tribunaux
Si les traducteurs juridiques font un usage abondant des dictionnaires, les professionnels du droit – avocats, juges, etc. – y ont également largement recours. Il n’y a rien d’étonnant à cela quand on sait qu’un litige peut porter sur l’interprétation d’un mot ou d’une expression dans un contexte donné. Lorsqu’il est confronté à un problème d’interprétation, le juge américain peut consulter plusieurs sources de référence mais celles-ci répondent à une hiérarchie très précise : les textes de loi (statutes) doivent être consultés en priorité, puis les précédents (case law), et enfin les sources dites « secondaires », dont font partie les dictionnaires.
Les lois contiennent en effet souvent des définitions qui peuvent permettre de lever les ambiguïtés ou d’éclairer le sens de tel ou tel terme dans un contexte précis. Pour autant, l’intérêt de ces définitions est doublement limité. D’une part, elles sont souvent assorties de clauses qui en limitent la portée, comme en témoigne cet exemple : « As used in this Act, unless the context otherwise requires, the term: (1) "Articles of incorporation" means the original or restated articles of incorporation and all amendments thereto ». La mention unless the context otherwise requires, dans cet extrait de l’article 1.02 (Definitions) du Business Corporation Act du Texas, est à l’évidence restrictive et limite fortement la portée des définitions proposées (30 dans le cas de cette loi). D’autre part, force est d’admettre que le législateur ne peut, même dans un domaine d’application donné, définir tous les termes susceptibles d’occasionner un jour un litige. Devant ce double inconvénient, les juges et autres professionnels du droit en sont souvent réduits à se pencher, dans un deuxième temps, sur les précédents, puis, en dernier ressort, sur les dictionnaires pour tenter d’éclairer les zones d’ombre qui ne manquent pas d’apparaître autour de certains termes litigieux. Lorsque le juge fait appel au dictionnaire, il n’est d’ailleurs pas rare qu’il s’en explique dans sa décision : « The Florida Legislature has chosen not to define which violations are ‘material’. Accordingly, under the well established principles of statutory construction, this Court must give the term ‘material’ its plain and ordinary meaning (…). This plain and ordinary meaning may be determined by reference to a dictionary definition (…). ‘Material’ is defined as ‘significant’ or ‘essential’, Black’s Law Dictionary 991 (7th ed. 1999), or as ‘having real importance or great consequence’. Merriam Webster’s Collegiate Dictionary 717 (10th ed. 1996) »[1].
Si les tribunaux de la plupart des pays de common law ont toujours utilisé les dictionnaires (généraux et juridiques) et semblent y avoir de plus en plus recours, il est permis de douter du bien-fondé de cette démarche. Dans la plupart des cas, se pose en effet la question du choix du dictionnaire – pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? –, de l’édition consultée – pourquoi la dernière et non la précédente ? – et de la définition choisie (dans le cas des termes polysémiques). Les juges donnent souvent l’impression d’orienter leurs recherches lexicographiques en fonction des arguments qu’ils souhaitent mettre en avant, au prix parfois d’une certaine mauvaise foi : « [Justice] Scalia himself hasn’t been above what the legal scholar Ellen Aprill calls ‘dictionary shopping’. Does the word representatives as used in the 1982 Voting Rights Act apply to elected judges in addition to legislators? In a 1991 decision, Scalia said it didn’t. He cited the definition of the word in the 1934 Webster’s Second Edition (…). But if he’d wanted to argue the other way, he could have referred to the broader definitions of representative in the more recent Webster’s Third or the American Heritage, both of which he has found it convenient to cite on other occasions »[2]. Les tribunaux eux-mêmes sont parfois les premiers à critiquer le recours à tel dictionnaire, à telle édition ou à telle définition : « The majority, at para. 34, relies on the definition of “bona fide” in Black’s Law Dictionary (8th ed. 2004), at p. 186. It might be suggested that an American law dictionary is not the most authoritative source of a term that has over the decades assumed a special juridical meaning in Canadian human rights law »[3]. La Supreme Court of Appeal d’Afrique du Sud a également souligné les limites des dictionnaires comme outils d’aide à l’interprétation : « A dictionary meaning of a word cannot govern the interpretation. It can only afford a guide. And, where a word has more than one meaning, the dictionary does not, indeed it cannot, prescribe priorities of meaning »[4]. Samuel Thumma et Jeffrey L. Kirchmeier dressent le même constat en affirmant que « the dictionary can help the Court to begin the definitional process, but it cannot be the end point in determining meaning »[5].
De toutes les grandes juridictions de common law, la Cour suprême des Etats-Unis est sans doute la plus grande consommatrice de dictionnaires. Cette juridiction a cité un dictionnaire pour la première fois en 1830, dans la décision Patapsco Insurance Co. v. Coulter, pour définir un vieux mot français, « prevariquez », dans le contexte du droit maritime. Le texte de la décision ne permet malheureusement pas de savoir de quel dictionnaire il s’agit : « The best French dictionary we have renders it by ‘agir contre les devoirs de son charge’, acting contrary to the duties of his undertaking (…) ». Assez parcimonieuse à l’origine dans l’utilisation des dictionnaires (après la décision de 1830, il faudra attendre 1849, soit près de 20 ans, pour la deuxième citation de dictionnaire, puis 1863 pour une troisième référence lexicographique), la Cour y aura de plus en plus recours par la suite, surtout à partir des années 1970. Sur la seule période 1990-1998, elle a cité des dictionnaires dans 180 opinions pour définir plus de 220 termes. C’est dans une décision de 1952 (Joseph Burstyn, Inc. v. Wilson) que l’on trouve le plus grand nombre de références lexicographiques dans une décision de la Cour suprême : le juge Frankfurter aura en effet recours à pas moins de 36 dictionnaires – dont le Law Dictionary de Blount (1670) et celui de Bouvier (édition de 1866) – pour définir le mot sacrilege ! Ce déluge de références lexicographiques est d’autant plus étonnant qu’il s’est produit un an seulement après ce constat pour le moins critique dressé par le juge Jackson dans l’affaire Jordan v. De George (opinion dissidente, 1951) : « (Dictionaries) are the last resort of the baffled judge ». L’histoire ne dit pas ce que le juge Jackson aura pensé de la démarche de son collègue Frankfurter…
Outre « prevariquez », la Cour suprême a défini ou interprété d’autres mots français à l’aide de dictionnaires : citons notamment « lésion corporelle » ou « refouler ». D’une manière plus générale, la liste des termes définis par la Cour à l’aide de dictionnaires est assez étonnante et ressemble à un inventaire à la Prévert : des termes juridiques comme aid and abet, notwithstanding, personal injury ou shall – que l’on ne s’étonne pas d’y trouver en raison des difficultés d’interprétation qu’ils peuvent susciter – y côtoient des mots plus inattendus comme absinthe (défini en 1894 à l’aide du Century Dictionary) ou candy (défini en 1931 à l’aide d’un dictionnaire non précisé). S’y ajoutent des curiosités telles que l’expression « trainer sur la claie », définie en 1956 à l’aide du Dictionnaire de la Pénalité dans toutes les parties du monde connu (M. B. Saint-Edme, 1825).
Si, malgré les critiques que suscite cette démarche et l’accusation de dictionary shopping dont ils font l’objet, les tribunaux ont aujourd’hui largement recours aux dictionnaires en tous genres, il peut être intéressant de se pencher sur la question de leur utilisation par les jurés lors d’un procès. Il existe en effet une importante jurisprudence sur cette question aux Etats-Unis, qui s’est développée à la faveur de quelques affaires devenues célèbres. S’il est acquis, depuis l’affaire State v. Tinius, que « the use of a dictionary or other similar nonlegal materials by the jury during their deliberations constitutes jury misconduct », il a été jugé à plusieurs reprises que cette forme de misconduct n’était pas de nature à influencer le verdict et qu’elle ne pouvait par conséquent pas entraîner une annulation de la procédure : « Courts have almost uniformly found no prejudice to the defendant when the dictionary definition did not vary from the ordinary meaning of the words or from the meaning contained in the trial court's instructions. »[6]
La Court of Appeals of Iowa en a toutefois jugé autrement dans l’affaire State of Iowa v. James Whited, estimant, contrairement au tribunal de première instance, que la consultation par le jury de la définition du terme trichomonas dans un dictionnaire médical avait influencé son verdict. Il est à noter qu’afin de se prononcer sur la question, les tribunaux examinent généralement les éventuelles contradictions qui peuvent exister entre le dictionnaire consulté et les informations et instructions communiquées au jury. Ainsi, dans l’affaire State v. Whited, la Court of Appeals, avant d’exposer ses arguments à l’appui du rejet de la décision rendue en première instance, a rappelé la jurisprudence Tinius et les conclusions de la trial court : « In Tinius, (the Court of Appeals of Iowa) held the district court did not abuse its discretion in denying the defendant’s request for a new trial because the dictionary definition of “reasonable” did not conflict with the legal definition of “reasonable doubt,” as explained in the jury instructions, and did not contradict any other aspect of the jury’s instructions. In the case at bar, the trial court found the definitions of ‘trichomonas’ were consistent with the other information available and provided during the course of the trial. On this basis, the court concluded the jury’s misconduct amounted to harmless error »[7].
Pour conclure, il est à noter que l'utilisation d'un dictionnaire par un ou plusieurs jurés peut avoir des conséquences inattendues, comme en témoigne cet article : "Life sentence quashed after jurors use dictionary - A thief who was sentenced to life in jail has had his conviction quashed after it turned out the jury had looked up the words 'intent' and 'burglary' in an old dictionary. The jurors used old dictionaries, written in the 1960s and 1970s with definitions that differ from how the words are defined in law. The Washington State Court of Appeals has ruled that "by consulting home dictionaries for definitions of legal terms", this jury has committed misconduct (...)"[8]. On apprendra également, à la lecture de cet autre article, que l'utilisation d'un dictionnaire peut coûter cher, au sens propre du terme ! : "Jury's Dictionary Use Is Costly: $762,784 - A jury's use of a dictionary to clarify the meaning of the word "legal" has cost an accident victim a $762,784 judgment awarded by the panel in a civil trial. The Maryland Court of Special Appeals ruled Thursday that Lynda S. Wernsing and her family could not collect $762,784 for injuries she suffered in a 1979 car accident because the jury had looked up the word in the dictionary. Ruling that jurors should use the evidence presented and instructions from the judge instead of the dictionary, the state's second-highest court ordered a retrial of the case (...)."
[1] State of Florida v. John H. Carter, December 5, 2002, Supreme Court of Florida.
[2] Geoffrey Nunberg, Dictionaries and the Supreme Court, en ligne : UC Berkeley School of Information <http://www-csli.stanford.edu/~nunberg/johnson.html>.
[3] New Brunswick (Human Rights Commission) v. Potash Corporation of Saskatchewan Inc., 2008 SCC 45.
[4] Monsanto Company v. Animal Health Limited, 2001.
[5] Samuel Thumma & Jeffrey L. Kirchmeier, The Lexicon Has Become a Fortress: The United States Supreme Court’s Use of Dictionaries, Buffalo Law Review, Vol. 47, 1999, p. 233.
[6] State v. Harris, Supreme Court of South Carolina.
[7] <http://caselaw.lp.findlaw.com/scripts/getcase.pl?court=ia&vol=app%5C20020206%5C00-1333&invol=1>.
[8] Article consulté en ligne : <http://www.mayanmajix.com/art436.html>.
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