"A generous and elevated mind is distinguished by nothing more certainly than an eminent degree of curiosity, nor is that curiosity ever more agreeably or usefully employed, than in examining the laws and customs of foreign nations." (Samuel Johnson)

vendredi 6 avril 2018

Le Traducteur encore plus averti

Traducteur émérite, formateur en traduction, responsable de la qualité au sein du cabinet Edgar (Québec) et enseignant à l’Université Laval, François Lavallée jouit de longue date d’une solide réputation dans le monde de la traduction.

Beaucoup se souviendront du Traducteur averti (Linguatech, 2005), ouvrage « à mi-chemin entre le guide de traduction et le dictionnaire de difficultés » dans lequel Lavallée proposait à la fois « des pistes inédites pour la traduction de termes courants » comme commitment, update ou summary et « une réflexion originale sur des sujets comme la traduction des slogans et des titres » ou « l’ordre des mots dans la phrase » (quatrième de couverture).

Onze ans après ce premier ouvrage, l’auteur récidive avec Le traducteur encore plus averti, toujours chez Linguatech. Ce nouveau recueil, d’un peu plus de 300 pages, s’inscrit dans la même démarche que son prédécesseur : il s’agit toujours pour l’auteur de décortiquer les mots auxquels sont régulièrement confrontés les traducteurs travaillant de l’anglais vers le français, d’aider ces derniers à rendre leurs traductions plus idiomatiques et de livrer au passage une réflexion sur des thèmes qui n’avaient pas trouvé leur place dans le premier ouvrage, qu'il s'agisse de l’animisme, du faux comparatif ou de ce « monstre » qu’est le zeugme.

Concern, excited/exciting, identify, industry, outline, overview, performance, review, suggest, support... Tous ces mots simples en apparence mais souvent difficiles à traduire – en raison pour nombre d’entre eux de leur proximité trompeuse avec leurs « équivalents » français – sont méthodiquement passés au crible d’une réflexion pragmatique qui vise avant tout à déboucher sur des solutions concrètes de traduction, l’objectif étant d'amener le traducteur à se libérer de l’asservissement à l’anglais pour mieux exploiter toute la richesse de la langue française. 

La plupart des mots abordés font l’objet d’assez longs développements, qui procèdent généralement d’une même démarche : l’auteur commence par évoquer les « réflexes » que déclenche souvent le mot en question chez le traducteur et les erreurs ou approximations de traduction qui en découlent, avant d’examiner, exemples à l’appui, les différentes traductions possibles du mot selon le contexte. 

La plupart des entrées comportent plusieurs parties, qui permettent à la fois à l’auteur d’organiser sa réflexion et au lecteur de mieux en suivre le fil. L’entrée consacrée à concern, par exemple, comprend trois parties : « a) La valeur trop subjective de préoccupation », « b) Valeur euphémique », et « c) Le sens fort ». Les nombreux exemples proposés sous cette entrée – du premier (« Signalez vos réserves éventuelles à l’égard du plan de perfectionnement (...) ») à celui qui la conclut (« très peu dentre eux ont manifesté leur mécontentement ») – font ressortir toutes les nuances du mot concern mais, aussi et surtout, permettent de saisir toute la palette de ses traductions possibles. Par la finesse de son analyse, qui irrigue tout le livre, Lavallée entre dans la subtilité des mots comme peu l’ont fait avant lui et réussit la prouesse de démêler le mikado linguistique franco-anglais, la coexistence de longue date des deux langues et les échanges incessants qui s’opèrent entre elles étant depuis toujours source de confusion pour leurs locuteurs et, plus encore, pour les traducteurs, même chevronnés. Aux prises avec le verbe suggest, le traducteur ne sait pas toujours pourquoi « suggérer » conviendrait ici mais n’irait pas là. Devant rendre specific, il hésite souvent entre « spécifique », « particulier » et « précis ». Et à force d'entendre son homographe français, il ne sait plus très bien ce que le mot performance veut dire en anglais. Entreprendre de mettre de l’ordre dans cette cacophonie est une ambition qui ne peut qu’inspirer le respect.

Nouveauté particulièrement originale du Traducteur encore plus averti, les exemples sont agrémentés d’icônes qui permettent de connaître immédiatement la « valeur » qu'accorde l'auteur aux différentes traductions proposées. « L’icône J signale une solution recommandée. L’icône L, une solution déconseillée. L’icône K indique que la solution n’est pas mauvaise en soi mais pourrait être améliorée » (« Conventions et notes », p. XXI). Ces icônes constituent incontestablement un plus par rapport à l’ouvrage précédent et contribuent à la clarté de la démonstration, mais aussi du texte lui-même. Il est à noter à ce propos que le livre est plus aéré et donc plus agréable à lire que ne l’était Le traducteur averti.

Les entrées consacrées à des termes ou expressions juridiques sont assez peu nombreuses, mais contiennent toutes des pistes de réflexion intéressantes. À l’entrée « Fait à », l’auteur se demande si cette locution ne pourrait pas avantageusement traduire la formule signed, sealed and delivered, mais se garde de tout avis tranché sur la question : « (…) traduire cette formule (…) par Fait à (…) nous paraît une solution honorable, que nous laissons commenter à nos distingués collègues plus instruits dans le domaine juridique. » (p. 110). Ce souci d’éviter tout verdict définitif se retrouve à l’entrée consacrée à l’expression including, without limitation. Celle-ci se termine en effet sur ces mots : « Compte tenu de tout ce qui précède, nous continuons de pencher pour la solution courte en français, non de façon péremptoire, mais en laissant la porte ouverte à l’autre option, dans un esprit de dialogue (ne serait-ce que virtuel) entre le juriste, responsable de la sécurité de son client, et le traducteur, responsable de la clarté de la rédaction. » (p. 146). La prudence dont fait ici preuve l’auteur est tout à son honneur et vient utilement rappeler que la traduction juridique est souvent affaire de compromis.

La troisième entrée juridique – « Whichever is less et tournures apparentées » – fournira aussi ample matière à réflexion au traducteur juridique. L’auteur multiplie là encore les exemples pour aider le traducteur à « sortir des ornières de traduction » (cf. sous-titre du livre) et me fait l’honneur de citer au passage mon Dictionnaire des difficultés de l'anglais des contrats (2006).

Si les entrées consacrées à des termes ou expressions juridiques sont rares, beaucoup des exemples proposés dans le livre proviennent du domaine juridique. On peut ainsi citer, à la page 128 (entrée identify) :

« Parties must identify their witnesses before the hearing begins.
L Les parties doivent identifier leurs témoins avant le début de l’audience.
J Les parties doivent faire connaître l’identité de leurs témoins avant le début de l’audience.
J Les parties doivent fournir la liste de leurs témoins avant le début de l’audience. »

Citons cet autre exemple, à propos de l’inversion verbe-sujet (p. 166) :

« Under the new Public Service Employment Act, the following have authority to take corrective action (...).
En vertu de la nouvelle Loi sur l’emploi dans la fonction publique, ont le pouvoir de prendre des mesures correctives (...). »

Ce troisième exemple, à l’entrée outline (p. 197), permet de rappeler l’utilité de la locution verbale « faire état de », même si on aurait pu ici lui préférer « énoncer » :

« This agreement outlines the terms and conditions that will apply to the parties.
La présente entente fait état des conditions que devront respecter les parties. »

À l’entrée should, must, l’auteur constate avec raison que si l’« on ne peut nier que should est moins fort que must (...), on ne peut nier non plus que dans la pratique, il est très fréquent que le mot should exprime davantage une obligation qu’un souhait ou une recommandation ». Cet exemple, parmi d’autres, vient utilement illustrer ses propos :

« The judge has a variety of options available to him/her when deciding how a person should be punished.
L Un ensemble d’options s’offrent au juge quand il doit décider comment une personne devrait être punie.
J Diverses options s’offrent au juge quand vient le moment de décider comment une personne doit être punie.
J Diverses options s’offrent au juge quand vient le moment de choisir une sanction pour un délinquant. » (p. 217)

Ce ne sont là que quelques exemples, parmi beaucoup dautres, qui visent avant tout à souligner l’intérêt que peut avoir l’ouvrage pour le traducteur juridique. Celui-ci étant par ailleurs régulièrement confronté à la plupart des mots courants cités, il va sans dire que la lecture du Traducteur encore plus averti ne pourra lui être que profitable.

Aucun ouvrage n’étant par définition parfait, on pourra adresser à celui-ci quelques reproches. Il aurait par exemple peut-être été utile de mieux distinguer, dans la table des matières comme dans le corps de l’ouvrage, les entrées terminologiques et les entrées thématiques d’une part, et les entrées françaises et les entrées anglaises d’autre part. Department, « dislocation du nom », « double détermination », « encadrer », engage... Le mélange des différents types d’entrées donne une impression de fouillis qui pourra parfois désorienter le lecteur.

La traduction n’étant pas une science exacte, on pourra également pinailler sur certaines suggestions. Ainsi, n’aurait-on pas pu rendre « I am excited about taking on new challenges » (traduit par « L’idée de relever de nouveaux défis me rend fébrile », p. 103) par « Je suis impatient de relever de nouveaux défis » ou « Je me réjouis à l’idée de relever de nouveaux défis » ? De même, « la gamme de primes offertes est éblouissante » (pour « an exciting range of rewards », p. 104) constitue sans doute une traduction perfectible. Dans cette phrase, à l’entrée concern,  on pourrait sans doute supprimer « de votre dossier/cas » à la fin sans rien changer au sens : « Nous savons que ce n'est pas la réponse que vous souhaitiez, et nous vous informons que vous avez six mois à compter de la date de la présente pour saisir l’Ombudsman de votre dossier/cas. »

Ces reproches, qui n’en sont pas vraiment, sont bien peu de chose au regard de la qualité globale de l’ouvrage, qui bénéficie par ailleurs d’une superbe préface de Jean Delisle. Il faut dire que ce dernier, auteur du désormais classique La traduction raisonnée (3e édition, 2013), sait de quoi il parle. Delisle a parfaitement compris qu’au-delà du simple guide de traduction, Le Traducteur encore plus averti constitue un formidable outil de promotion de la langue française. Grâce à cet ouvrage, on ne voit en effet plus « la langue française soumise à la traduction comme une réalité figée, asservie à une autre langue et difficilement malléable. On découvre au contraire à quel point cette langue recèle des trésors d’expression, joyaux qui échapperont toujours à une machine à traduire » (extrait de la préface). Aider le traducteur à prendre conscience du trésor que constitue sa langue, à mettre en valeur les mille joyaux qui l’habillent, pour l’aider à devenir orfèvre des mots. Peut-on imaginer plus noble entreprise ?

Selon Delisle, « Le traducteur encore plus averti et son frère aîné Le traducteur averti » s’incrivent dans la lignée des travaux de Claude Bédard, de Léon Gérin, de Robert Dubuc et de Vinay et Darbelnet, entre autres. Bien qu’il cite son propre ouvrage, Delisle est trop modeste pour s’inclure dans cette liste, mais que l’on ne s’y trompe pas : Le traducteur encore plus averti doit beaucoup à La traduction raisonnée. Ces deux ouvrages nous sont d’autant plus indispensables qu’à la maternité des traductions de qualité, les accouchements sans douleur sont rares. Comme le dit joliment Delisle : « La tâche du traducteur est d’élucider le mystère de la langue qui cherche à donner corps à des concepts abstraits. S’il est facile de traduire, bien traduire l’est moins. Cette compétence, rarement innée, a son prix. On devient traducteur et, généralement, cela ne se fait pas sans effort. Ni sans aide. »

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