II. Eclairages linguistiques
Avant d’être les témoins privilégiés de leur époque, comme nous le verrons plus loin, les dictionnaires anciens nous renseignent sur l’évolution du vocabulaire juridique et apportent de précieux éclairages sur la connaissance que nous en avons aujourd’hui. Il suffit d’ouvrir n’importe quel dictionnaire du 18ème ou 19ème siècle pour se convaincre rapidement de la profonde valeur linguistique de ces ouvrages.
On y trouve d’abord – premier éclairage – des termes d’origine juridique passés dans le langage courant. En voici quelques exemples :
« Bannalité. C’est un droit seigneurial par lequel les habitans sont obligés de se servir, moyennant une redevance, du four, moulin, ou pressoir du Seigneur. » (le four ou moulin était dit « bannal », autrement dit commun à tous les habitants, d’où le sens qu’a pris l’adjectif « banal » dans le langage courant). (Dictionnaire portatif de jurisprudence et de pratique, Lacombe de Prezel, 1766)
« Sellette, est un petit siège de bois, sur lequel on fait asseoir les criminels quand ils subissent leur dernier interrogatoire devant les Juges. Ce dernier interrogatoire se fait sur la sellette, lorsqu’il y a contr’eux des conclusions du Procureur du Roi à peine afflictive. » (Dictionnaire de droit et de pratique, Claude-Joseph de Ferrière, 1760)
« Déguerpir. C’est (…) délaisser, quitter l’héritage... » (d’où l’expression « déguerpir un héritage ») (Glossaire du droit françois, François Ragueau, 1704)
L’origine juridique de ces termes, pourtant largement utilisés aujourd’hui, est le plus souvent méconnue et il n’est que justice de rendre au langage du droit des termes qui lui ont un temps appartenu.
On trouve également dans les dictionnaires anciens – deuxième éclairage – beaucoup de vieux termes français à l’origine de mots anglais modernes. Citons quatre exemples :
« Droit de mort-gage. Aussi on appelle Mort-gage, quand celuy qui tient la chose en gage, en a les fruits et les issues, et n’en compte rien à la dette. » (Ragueau)
« Pleige signifie caution judiciaire, qui s’oblige devant le Juge de représenter quelqu’un, ou de payer ce qui sera jugé contre lui. » (Ferrière)
« Douaire. Est un avantage, ou une donation, que le mari fait à sa femme pour en jouir après la mort de son mari. » (Ferrière)
« Solliciteur est un homme qui s’occupe à poursuivre les affaires et les procès de ceux qui ne peuvent pas faire eux-mêmes les pas et les démarches nécessaires pour cela. » (Ferrière)
Tous ces mots, aujourd’hui disparus du vocabulaire juridique français, ont été « récupérés » par l’anglais qui leur a ainsi donné une deuxième jeunesse : mortgage, pledge, dower et solicitor sont aujourd’hui des termes de base de l’anglais juridique, dont le sens est d’ailleurs souvent proche de celui des termes français d’origine.
III. Le dictionnaire, reflet de son époque
Au-delà de sa valeur linguistique, le dictionnaire nous renseigne également sur la vie sociale, politique et juridique de son époque et apparaît dès lors comme un précieux témoignage historique. Jennie C. Meade remarque ainsi, dans l’introduction au Dictionnaire de droit et de pratique de Ferrière : « There are several reasons why one should spend time with this dictionary, especially this edition: (…), its portrayal of the landscape of eighteenth-century French law on the eve of the Revolution, its breathtaking examples of the close bond between religion and law in pre-Revolutionary France, its manifest value as a historical artifact, and perhaps foremost, its accessibility to the modern reader teamed with its power to draw us effortlessly into the French legal world of more than two hundred years ago »[1]. Il suffit effectivement de consulter quelques entrées pour revenir au 18ème siècle et constater notamment l’importance que revêtaient encore certaines croyances à l’époque : « Hérésie. Est une erreur volontaire qu’un Chrétien régeneré par le Batême soutient avec opiniâtreté contre quelque article de la Foi catholique (…). L’hérésie est la source de tous les maux ; elle met la confusion entre les fidèles (…). Elle attaque le fondement de la Religion, met le trouble dans l’Eglise, dans les Etats, et dans les familles » (édition de 1760). En dépit de la persistance de certaines croyances et superstitions, de nombreuses entrées du dictionnaire témoignent de l’érosion progressive du pouvoir de l’Eglise. Prenons l’exemple de « sortilège » : « Est un maléfice qui se fait par des superstitions et enchantemens, et qui selon quelqu'uns se fait par l’opération et le secours du diable (…). La connoissance & jugement des accusés de sorcellerie appartient au Juge Laïc ; mais il a été un tems que les Juges d’Eglise en connoissoient, lorsqu’ils s’arrogeoient une autorité qui ne subsiste plus aujourd’hui. » (1760)
Paru en plein Siècle des Lumières, le Dictionnaire de Ferrière, dont la troisième édition (1749) est contemporaine de L’Esprit des Lois de Montesquieu et des premiers volumes de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, n’en fait pas moins état de pratiques barbares qui avaient alors encore cours : « Roue, signifie un supplice que l’on fait souffrir aux assassins & voleurs de grands chemins, à qui l’on brise les os avec une barre de fer sur un échaffaut ; après quoi on les expose sur une roue la face tournée vers le Ciel, jusqu’à ce qu’ils soient expirés, & même souvent, quand le Jugement a été prononcé par un Arrêt du Parlement, on les y laisse pendant vingt-quatre heures. » (1760)
Si le Ferrière fournit de précieux éclairages sur une époque spécifique, en l’occurrence le 18ème siècle, il peut également être intéressant de consulter l’évolution d’une même entrée dans des dictionnaires appartenant à des époques différentes. Cette approche diachronique permet en effet à la fois de replacer un concept, une institution ou une pratique dans un contexte précis et de mieux en apprécier l’évolution au fil du temps. Prenons l’exemple de l’entrée « travaux forcés » dans le Vocabulaire juridique de Capitant (1936) et dans le dictionnaire éponyme de Cornu (7ème édition, 2005) :
« Peine de droit commun, afflictive et infamante, qui, aujourd’hui, en règle générale, s’exécute au moins à l’égard des hommes, par le moyen de la transportation (v. ce mot) et qui comporte deux degrés : travaux forcés à perpétuité et travaux forcés à temps. » (Capitant, 1936)
« Ancienne peine privative de liberté, afflictive et infamante, à perpétuité ou à temps qu’une ordonnance du 4 juin 1960 a remplacée par la *réclusion criminelle ; travaux exécutés, à l’origine, dans les ports militaires, par *transportation outre-mer de 1854 à 1938 et dans les maisons centrales de la métropole de 1938 à 1960. » (Cornu, 2005)
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