"A generous and elevated mind is distinguished by nothing more certainly than an eminent degree of curiosity, nor is that curiosity ever more agreeably or usefully employed, than in examining the laws and customs of foreign nations." (Samuel Johnson)

vendredi 3 juin 2011

Les adjectifs juridiques (2/3)


La position de l’adjectif juridique épithète

Il est aujourd’hui acquis que les adjectifs épithètes, dans la langue courante, sont majoritairement « postposés » (deux tiers des cas contre un tiers pour les adjectifs figurant avant le nom, dits « antéposés »). Il convient toutefois de remarquer que cela n’a pas toujours été le cas : en ancien français, l’antéposition était en effet beaucoup plus fréquente, comme en témoignent encore aujourd’hui certains noms propres (Rue des Blancmanteaux, Neufchâtel, etc.) ou certaines locutions (à plat ventre, à plate couture).

Les adjectifs juridiques ne dérogent pas à la règle et sont, pour la plupart, habituellement postposés. Les adjectifs habituellement antéposés sont principalement les adjectifs monosyllabiques, « brefs », déjà évoqués plus haut : « bon » dans « bonne foi » ou « bon père de famille », « fol » dans « fol enchérisseur » ou « folle enchère », etc. Comme le montrent ces exemples, l’adjectif antéposé et son « nom noyau » apparaissent souvent comme un tout indissociable, comme un syntagme figé, consigné comme tel dans les dictionnaires juridiques (« bon père de famille » ou « folle enchère » constituent ainsi des entrées à part entière dans le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu[1]). Il ne faut toutefois pas en déduire que les adjectifs polysyllabiques ne sont jamais antéposables : la plupart en effet ne le sont pas (*« synallagmatique contrat », *« irréfragables présomptions ») mais d’autres peuvent, ou doivent, s’antéposer : « itératif », par exemple, qui se rencontre principalement dans les syntagmes « itératif défaut » et « itératif commandement », apparaît comme habituellement antéposé. Ainsi, même s’il existe un réel consensus sur les fonctions respectives de l’antéposition et de la postposition (« l’épithète postposée produit le plus souvent une caractérisation de nature objective et descriptive » ; « l’épithète antéposée produit généralement une caractérisation de nature subjective, prenant souvent la forme d’un jugement de valeur »[2]), cette généralisation est à relativiser au regard du comportement parfois déroutant de certains adjectifs. En effet, « les règles qui régissent la postposition ou l’antéposition des épithètes liées sont plus ou moins strictes : certains adjectifs qualificatifs en fonction d’épithète liée sont ‘plutôt’ postposés, d’autres sont ‘plutôt’ antéposés, d’autres enfin, peuvent être soit postposés, soit antéposés, selon le contexte et le sens retenu ».[3]

La postposition habituelle des adjectifs juridiques n’est guère surprenante dans la mesure où ceux-ci sont souvent des adjectifs de relation ou des « adjectifs dérivés sémantiques » (terme de Marie-Claude L’Homme qui regroupe les adjectifs « dénominaux », dérivés de noms (ex. « constitutionnel ») et les adjectifs « déverbaux », dérivés de verbes (ex. « opposable »)).[4] L’antéposition reste toutefois possible dans de nombreux cas, notamment lorsque l’adjectif permet de porter un jugement de valeur (cf. ci-dessus), mais elle est alors généralement favorisée par d’autres facteurs – notamment syntaxiques – et n’exclut pas pour autant la postposition, qui remplit tout aussi bien le même rôle. Prenons l’exemple de l’adjectif « flagrant », en cooccurrence avec « violations ». Une recherche sur Internet à partir des syntagmes « violations flagrantes » et « flagrantes violations » permet de constater l’écrasante domination de la postposition (5810 occurrences contre seulement 373 pour l’antéposition[5]).

Ex. 1 (postposition) :

« Ces actions israéliennes de colonisation sont des violations flagrantes du droit international et du plan de paix. »

Ex. 2 (antéposition) :

« Il accuse toutes les parties aux conflits de flagrantes violations des droits de l'Homme, mais souligne la responsabilité des Serbes dans les abus les plus... »

On voit clairement, dans le deuxième exemple, que si l’antéposition est possible, c’est sans doute parce qu’elle est favorisée par le complément prépositionnel « des droits de l’Homme ». Il ressort par ailleurs de cette recherche que la postposition de l’adjectif – c’est sans doute là une des raisons de son succès – confère généralement un meilleur équilibre à la phrase, notamment lorsque l’adjectif est associé à d’autres épithètes :

Ex. 3 :

« De même, les violations flagrantes, massives et systématiques perpétrées ces dix dernières années… »

Il ne faut toutefois pas en déduire que les séries adjectivales coordonnées sont impossibles lorsque « flagrant » est antéposé :

Ex. 4 :

« Ces éléments constituent de graves et flagrantes violations des droits de l’Homme et du droit à des élections libres… »

Le critère de la subjectivité de l’adjectif antéposé (par opposition à l’objectivité du postposé) n’est pas pertinent ici dans la mesure où « flagrant », comme ses cooccurrents dans les exemples ci-dessus (« massives », « graves », « systématiques »), est un adjectif de « valeur » : qu’il soit antéposé ou postposé, il reste subjectif et traduit un point de vue, une certaine appréciation de la situation. Que le locuteur dénonce des « violations flagrantes » ou de « flagrantes violations », l’effet produit est le même. D’ailleurs, s’agissant des adjectifs « mobiles », dont « flagrant » fait à l’évidence partie, « il est difficile de trouver un effet de sens régulièrement associé à leur position : beaucoup d’adjectifs sont à la fois antéposables et postposables, avec le même sens »[6]. Il n’en reste pas moins que l’adjectif « flagrant », comme nous l’avons vu plus haut, apparaît habituellement postposé. Cette tendance s’explique principalement par des facteurs d’ordre stylistique (meilleur équilibre de la phrase) mais la tendance à la postposition n’exclut pas en soi l’antéposition, ce qui prouve la souplesse des règles syntaxiques.

S’agissant du choix entre antéposition et postposition, il va sans dire que chaque occurrence est à apprécier individuellement : dans le premier exemple, « (Ces actions sont) de flagrantes violations (du droit international) » est une variante possible mais peut-être moins naturelle, tandis que dans le deuxième exemple, « (Il accuse toutes les parties) de violations flagrantes (des droits de l’Homme) » constitue une alternative tout à fait acceptable.[7] Ces tests de substitution donnent à penser que la postposition est plus facilement substituable à l’antéposition qu’inversement, ce que confirment les exemples 3 et 4. Pour autant, les règles qui régissent la position de l’épithète restent incertaines et variables et quel que soit le critère retenu (stylistique, sémantique, syntaxique), les ressorts de l’antéposition et de la postposition gardent une bonne partie de leur mystère. Même si la plupart des adjectifs juridiques « techniques » (d’appartenance exclusive, adjectifs de relation et autres) sont toujours postposés, d’autres, tel « flagrant », de par leur comportement déconcertant, brouillent les pistes et découragent toute analyse systématique. Même lorsque l’adjectif est pris dans un sens technique étroit, sa mobilité reste parfois étonnante : ainsi, si le syntagme « flagrant délit » apparaît a priori comme un terme juridique figé (cf. Vocabulaire Juridique de Cornu), le Code de Procédure Pénale, en son article 53, évoque le « délit flagrant »[8], validant ainsi la déroutante mobilité de cette épithète. Le brouillard s’épaissit encore lorsque l’épithète est associée à un nom composé. En effet, s’ajoute dans ce cas à l’antéposition et à la postposition une troisième possibilité, à savoir « l’intraposition », ou l’insertion éventuelle de l’adjectif au sein même du syntagme nominal. Là encore, les considérations stylistiques semblent déterminantes dans le choix du positionnement de l’épithète mais n’interdisent pas strictement telle ou telle possibilité. Prenons à titre d’exemple les termes « droit au logement opposable » et « droit opposable au logement ». Le terme « droit au logement » semble suffisamment figé aux yeux de la plupart des locuteurs pour résister à toute intrusion : les 164 000 occurrences de « droit au logement opposable » sur Google en témoignent. Pour autant, certains n’hésitent pas à insérer l’adjectif au sein même du nom (« droit opposable au logement », 23 700 occurrences[9]), niant ainsi le figement de celui-ci. L’avenir dira laquelle des deux formes prévaudra (vraisemblablement la première) mais la souplesse des règles syntaxiques en matière de figement permettra sans doute, pendant encore au moins un temps, la coexistence des deux syntagmes.

Pour conclure sur la question de la position de l’adjectif juridique épithète, il est intéressant de s’interroger sur l’ordre des adjectifs cooccurrents non coordonnés : lorsque deux adjectifs épithètes (au moins) se suivent, celui qui est le plus étroitement lié au nom reste généralement collé à celui-ci. Les « adjectifs juridiques épithètes » sont ainsi d’abord juridiques avant d’être épithètes. L’adjectif « épithètes », dans cet exemple, est en quelque sorte un « satellite » du syntagme nominal « adjectifs juridiques ». Parfois, la hiérarchie entre les adjectifs est toutefois plus difficile à établir ou un doute peut subsister quant à la meilleure formule : parlera-t-on de « l’accord écrit préalable » des parties ou de leur « accord préalable écrit » ? Préfèrera-t-on « l’autorisation expresse préalable » ou « l’autorisation préalable expresse » ? Dans ce deuxième exemple, « l’autorisation préalable expresse » semble plus logique (la nature de l’autorisation – « préalable » – l’emporte semble-t-il sur sa forme – « expresse »), mais les occurrences de « l’autorisation expresse préalable » sur Google sont nettement plus nombreuses (1700 contre 810 pour « l’autorisation préalable expresse »[10]). Le problème reste entier…

Pour finir, arrêtons-nous un instant sur les collocations adjectivales. Celles-ci sont le plus souvent postposées dans le langage juridique (« préjudice certain et actuel », « contrat nul et non avenu », « acceptation pure et simple »), sauf dans certaines locutions (« en bonne et due forme »). La postposition est là encore majoritaire mais comme nous l’avons vu, les règles qui régissent l’antéposition et la postposition sont toutes relatives. Le traducteur est particulièrement bien placé pour le savoir et pour apprécier les multiples considérations – stylistiques, sémantiques ou syntaxiques – qui entrent en ligne de compte dans le choix de la position de l’adjectif épithète.



[1] Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, Quadrige/PUF, 7ème édition, 2005.

[2] http://fr.wikipedia.org, rubrique « Syntaxe de l’adjectif ».

[4] Marie-Claude L’Homme, Adjectifs dérivés sémantiques (ADS) dans la structuration des terminologies, http://www.olst.umontreal.ca/pdf/lhomme-lyon2003.pdf.

[5] Recherche effectuée sur www.google.fr, pages France, le 28/12/07.

[6] Extrait de La position de l’adjectif épithète en français : le poids des mots, Anne Abeillé et Danièle Godard, 1999 (http://www.llf.cnrs.fr/Gens/Abeille/adj-99.pdf).

[7] Dans les exemples 1, 2 et 4, la position de l’adjectif conditionne par ailleurs le choix du déterminant qui le précède, à savoir « de » ou « des ». « La première difficulté », relève Michèle Noailly dans L’adjectif en français (Ophrys, 1999, p. 80), « c’est ce qu’on analyse, depuis un célèbre article de M. Gross, 1967, comme la réduction de des à de du déterminant indéfini pluriel, dans un GN de forme dét. Adj N. Ainsi, en face de des soupçons semblables, des notes meilleures, on ne dit pas (ou guère) des semblables soupçons, des meilleures notes mais de semblables soupçons, de meilleures notes ».

[8] « Est qualifié de crime ou délit flagrant, le crime ou le délit qui se commet actuellement ou qui vient de se commettre ». Si, dans cette définition, la cooccurrence de « crime » semble justifier au moins partiellement la postposition de l’adjectif, les occurrences isolées de « délit flagrant » restent très nombreuses.

[9] Recherche effectuée sur www.google.fr, pages France, le 28/12/07.

[10] Recherche effectuée sur www.google.fr, pages France, le 28/12/07.

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