Si
l’île Maurice est pour beaucoup une destination de rêve, elle est aussi un
objet d’étude extraordinairement riche pour les jurilinguistes et, plus
particulièrement, pour les comparatistes. Le système juridique mauricien est en
effet un système hybride, hérité des occupations successives qu’a connues l’île
au fil de sa longue histoire. Sans remonter trop loin dans le temps, rappelons
simplement que l’île a été occupée par les Français de 1715 à 1810 (Maurice
s’appelait alors « l’Isle de France »), puis par les Anglais, de 1810
à 1968, date de son accession à l’indépendance. L’occupant français a imposé à
l’île non seulement ses us et coutumes, mais aussi ses lois et son système
juridique, auxquels s’est ajouté en 1806 le Code civil, ou « Code Napoléon ».
À partir de 1810, les Mauriciens ont pu conserver le Code civil, mais présence
anglaise oblige, d’autres lois, inspirées de la common law, ne tardèrent pas à se superposer à celui-ci dans un
processus de sédimentation juridique qui s’est poursuivi pendant des décennies.
Au fil du temps, la common law s’est
particulièrement développée dans plusieurs domaines, s’imposant comme référence
en droit commercial ou en droit des sociétés notamment.
Héritage
de la période britannique, le Judicial
Committee of the Privy Council (« JCPC »), institution située à
Londres, est encore aujourd’hui la plus haute juridiction d’appel pour Maurice.
La Cour suprême est la juridiction la plus élevée de l’île en matière civile et
pénale, mais les Mauriciens peuvent faire appel de ses décisions auprès du
JCPC.
À
ce système juridique hybride s’ajoute le multilinguisme de l’île. Si l’anglais
est la langue officielle dans les domaines administratif, politique et
juridique, la plupart des Mauriciens s’expriment en français et/ou en créole.
Cette
double diversité, juridique et linguistique, se retrouve naturellement dans les
procédures judiciaires et dans les décisions de justice. Sur le plan juridique,
la Cour suprême mauricienne – ainsi que le JCPC – font très souvent référence
au Code civil mauricien, par ailleurs étroitement calqué sur le modèle
français : « Furthermore, whilst article 22 of our Civil Code
provides for a right to the protection of private life (“Chacun a droit au
respect de sa vie privée”), that article does not have the status of a
constitutional right (...). » (Madhewoo M. v. The State of Mauritius and
Anor, arrêt de la Cour suprême, 29 mai 2015). Ce Code étant en
français, il n’est pas rare que le juge propose une traduction anglaise des
passages qu’il cite, ou qu’il en résume la teneur : « Article 551
provides: “Il ne sera procédé à aucune
saisie mobilière ou immobiliere, qu’en vertu d’un titre exécutoire, et pour des
choses liquides et certaines (...)”. In short, an
attachment is permitted only for a liquidated sum. » (Jacques
Benichou v. Mauritius Commercial Bank, arrêt du JCPC, 23 mai 2007). La jurisprudence
française est également abondamment citée : « The Cour de Cassation
(Cass. soc., 14 janv. 2004) reversed the decision and held on to its line of
decisions, more especially since 1999 to the effect, inter alia, that (a) a
“période d’essai” (trial period) is not a period that may be presumed from the
circumstances. » (Bhadain v. ICAC,
arrêt de la Cour suprême, 13 mai 2005) ; « In
France, however, the question of the scope of article 815-15 came before the
first chamber of the Cour de Cassation in Epoux Assenat c Chabal 14 février 1989 D 1989 278. » (Kinoo Sons Limited v. Mrs Bibi Sarah Hossen
Abdool and The Conservator of Mortgages, arrêt du JCPC, 11 juin 2002). Pour éclairer l’interprétation des textes, les juges
de la Cour suprême citent aussi souvent la doctrine française (Capitant,
Battifol), ainsi que des ouvrages collectifs (Juris-Classeur, Répertoire
Dalloz).
Outre
les citations du Code civil ou d’autres textes (ou de la jurisprudence), il
n’est pas rare de rencontrer, dans les décisions de la Cour suprême et du JCPC,
des termes français isolés dans une phrase en anglais : « [T]hey should now be precluded by aveu judiciaire
or otherwise from amending their position to advance the alternative
case. » ; « If that were so, it seems to us that the jouissances
would at the very least have remained valid (...). » (The Raphael Fishing Company Limited v. The State of
Mauritius, Marie Louis Robert Talbot, arrêt du JCPC, 30 juillet
2008) ; « This would mean that time ran from the date on
which the holder of the shares breached an obligation as a mandataire. » (Gujadhur & Ors v. Gujadhur & Anor (Mauritius), arrêt du JCPC, 26
juillet 2007).
Parfois,
des déclarations en créole sont également versées aux débats, ce qui oblige les
Lords du JCPC à repousser les limites de leurs compétences linguistiques, déjà
éprouvées par les allers-retours incessants entre l’anglais et le français. Cette analyse est
particulièrement savoureuse :
« The words attributed to
the appellant in the affidavits supporting Motion No. 5 differed slightly from
one another, but in the version of the main witness in support of the motion
were:
“Quand zenfants coolies pou prendre so vengeance,
est-ce qui missie Glover qui pou dirige ca pays la, nous bisin dechire so
calecon dans ca pays la.”
The translation supplied to
their Lordships was:
“When the children of the
coolies take their revenge is it M. Glover who is going to run this country? We
must teach him a lesson, in this country, and expose him for what he is.”
It is evident that this is a
mistranslation, no doubt introduced to spare their Lordships’ feelings. The
correct translation, to anyone with even a modest aquaintance with the French
language, obviously concludes with the words “We must tear off his trousers in
this country” and not “We must teach him a lesson and expose him for what he
is.” »
(Lutchmeeparsad Badry v. The
Director of Public Prosecutions, arrêt du JCPC, 15 novembre 1982)
Si
les arrêts du JCPC sont généralement rédigés dans un style soigné et élégant,
typique de la common law, on ne peut
pas en dire autant des chroniques judiciaires qui relatent l’activité
quotidienne de la justice mauricienne. Il est vrai que les affaires rapportées
sont souvent fort banales, mais le récit qui en est fait prête pour le moins à
sourir. Les articles publiés sur des sites d’information comme lexpress.mu ou
lemauricien.com frappent surtout par le recours fréquent aux anglicismes et aux
calques : « Alors que la Cour suprême s’apprête à rendre un
jugement sur l’ordre intérimaire d’interdiction lié à la vie privée de Nandanee
Soornack, aujourd’hui, cette dernière a logé le “main case” réclamant une interdiction permanente contre la
presse » (extrait d’un article publié sur lexpress.mu). Ou encore : « Tribunal de Flacq : il
est trouvé coupable d’actes indécents en public. La magistrate Meenakshi Bhogun
(...) a reconnu coupable un individu qui répondait d’une charge de ‘gross
indecent act in public’. » (lemauricien.com). Ce titre d’un article du
Mauricien, paru en novembre 2012, reprend un terme anglais qu’il aurait
pourtant été facile de traduire : « Le “burden of proof” repose désormais sur le suspect » (= « La
charge de la preuve incombe désormais au suspect »). L’expression
« en cour », calque grossier de l’anglais in court, est également très fréquente dans les articles de presse
relatant l’actualité judiciaire : « Turquie : Le Mauricien
emprisonné pour trafic d’antiquité comparaît en Cour ce 27 août » (titre
d’un article publié sur lexpress.mu).
Quel
plaisir, après cette prose, de revenir à celle des Lords du JCPC... La
compétence de ces derniers n’est pas remise en cause, mais le système d’appel
en vigueur à Maurice (qui d’ailleurs n’est pas unique : le JCPC est aussi
la plus haute cour d’appel pour d’autres pays du Commonwealth comme les Bahamas
ou la Jamaïque) fait depuis longtemps l’objet de vives critiques :
certains dénoncent le coût de la procédure devant le JCPC, tandis que d’autres
soutiennent que celui-ci devrait siéger à Maurice pour des raisons de
commodité. Le jurilinguiste s’en tiendra à ce constat : les décisions de
la Cour suprême mauricienne et les arrêts du JCPC, statuant en tant que
juridiction d’appel de dernier ressort, offrent de précieux éclairages sur les
spécificités du droit mauricien et témoignent du savant équilibre que celui-ci
parvient à trouver entre les deux cultures juridiques – droit civiliste et common law – dont il est l’héritier et
entre les deux langues dans lesquelles ces cultures s’expriment.
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