"A generous and elevated mind is distinguished by nothing more certainly than an eminent degree of curiosity, nor is that curiosity ever more agreeably or usefully employed, than in examining the laws and customs of foreign nations." (Samuel Johnson)

lundi 23 janvier 2017

Le droit mauricien, ou la quintessence du métissage juridique

Si l’île Maurice est pour beaucoup une destination de rêve, elle est aussi un objet d’étude extraordinairement riche pour les jurilinguistes et, plus particulièrement, pour les comparatistes. Le système juridique mauricien est en effet un système hybride, hérité des occupations successives qu’a connues l’île au fil de sa longue histoire. Sans remonter trop loin dans le temps, rappelons simplement que l’île a été occupée par les Français de 1715 à 1810 (Maurice s’appelait alors « l’Isle de France »), puis par les Anglais, de 1810 à 1968, date de son accession à l’indépendance. L’occupant français a imposé à l’île non seulement ses us et coutumes, mais aussi ses lois et son système juridique, auxquels s’est ajouté en 1806 le Code civil, ou « Code Napoléon ». À partir de 1810, les Mauriciens ont pu conserver le Code civil, mais présence anglaise oblige, d’autres lois, inspirées de la common law, ne tardèrent pas à se superposer à celui-ci dans un processus de sédimentation juridique qui s’est poursuivi pendant des décennies. Au fil du temps, la common law s’est particulièrement développée dans plusieurs domaines, s’imposant comme référence en droit commercial ou en droit des sociétés notamment.

Héritage de la période britannique, le Judicial Committee of the Privy Council (« JCPC »), institution située à Londres, est encore aujourd’hui la plus haute juridiction d’appel pour Maurice. La Cour suprême est la juridiction la plus élevée de l’île en matière civile et pénale, mais les Mauriciens peuvent faire appel de ses décisions auprès du JCPC.

À ce système juridique hybride s’ajoute le multilinguisme de l’île. Si l’anglais est la langue officielle dans les domaines administratif, politique et juridique, la plupart des Mauriciens s’expriment en français et/ou en créole.

Cette double diversité, juridique et linguistique, se retrouve naturellement dans les procédures judiciaires et dans les décisions de justice. Sur le plan juridique, la Cour suprême mauricienne – ainsi que le JCPC – font très souvent référence au Code civil mauricien, par ailleurs étroitement calqué sur le modèle français : « Furthermore, whilst article 22 of our Civil Code provides for a right to the protection of private life (“Chacun a droit au respect de sa vie privée”), that article does not have the status of a constitutional right (...). » (Madhewoo M. v. The State of Mauritius and Anor, arrêt de la Cour suprême, 29 mai 2015). Ce Code étant en français, il n’est pas rare que le juge propose une traduction anglaise des passages qu’il cite, ou qu’il en résume la teneur : « Article 551 provides: Il ne sera procédé à aucune saisie mobilière ou immobiliere, qu’en vertu d’un titre exécutoire, et pour des choses liquides et certaines (...). In short, an attachment is permitted only for a liquidated sum. » (Jacques Benichou v. Mauritius Commercial Bank, arrêt du JCPC, 23 mai 2007). La jurisprudence française est également abondamment citée : « The Cour de Cassation (Cass. soc., 14 janv. 2004) reversed the decision and held on to its line of decisions, more especially since 1999 to the effect, inter alia, that (a) a “période d’essai” (trial period) is not a period that may be presumed from the circumstances. » (Bhadain v. ICAC, arrêt de la Cour suprême, 13 mai 2005) ; « In France, however, the question of the scope of article 815-15 came before the first chamber of the Cour de Cassation in Epoux Assenat c Chabal 14 février 1989 D 1989 278. » (Kinoo Sons Limited v. Mrs Bibi Sarah Hossen Abdool and The Conservator of Mortgages, arrêt du JCPC, 11 juin 2002). Pour éclairer l’interprétation des textes, les juges de la Cour suprême citent aussi souvent la doctrine française (Capitant, Battifol), ainsi que des ouvrages collectifs (Juris-Classeur, Répertoire Dalloz).

 Outre les citations du Code civil ou d’autres textes (ou de la jurisprudence), il n’est pas rare de rencontrer, dans les décisions de la Cour suprême et du JCPC, des termes français isolés dans une phrase en anglais : « [T]hey should now be precluded by aveu judiciaire or otherwise from amending their position to advance the alternative case. » ; « If that were so, it seems to us that the jouissances would at the very least have remained valid (...). » (The Raphael Fishing Company Limited v. The State of Mauritius, Marie Louis Robert Talbot, arrêt du JCPC, 30 juillet 2008) ; « This would mean that time ran from the date on which the holder of the shares breached an obligation as a mandataire. » (Gujadhur & Ors v. Gujadhur & Anor (Mauritius), arrêt du JCPC, 26 juillet 2007).

Parfois, des déclarations en créole sont également versées aux débats, ce qui oblige les Lords du JCPC à repousser les limites de leurs compétences linguistiques, déjà éprouvées par les allers-retours incessants entre l’anglais et le français. Cette analyse est particulièrement savoureuse :

« The words attributed to the appellant in the affidavits supporting Motion No. 5 differed slightly from one another, but in the version of the main witness in support of the motion were:

Quand zenfants coolies pou prendre so vengeance, est-ce qui missie Glover qui pou dirige ca pays la, nous bisin dechire so calecon dans ca pays la.

The translation supplied to their Lordships was:

“When the children of the coolies take their revenge is it M. Glover who is going to run this country? We must teach him a lesson, in this country, and expose him for what he is.”

It is evident that this is a mistranslation, no doubt introduced to spare their Lordships’ feelings. The correct translation, to anyone with even a modest aquaintance with the French language, obviously concludes with the words “We must tear off his trousers in this country” and not “We must teach him a lesson and expose him for what he is.” »

(Lutchmeeparsad Badry v. The Director of Public Prosecutions, arrêt du JCPC, 15 novembre 1982)

Si les arrêts du JCPC sont généralement rédigés dans un style soigné et élégant, typique de la common law, on ne peut pas en dire autant des chroniques judiciaires qui relatent l’activité quotidienne de la justice mauricienne. Il est vrai que les affaires rapportées sont souvent fort banales, mais le récit qui en est fait prête pour le moins à sourir. Les articles publiés sur des sites d’information comme lexpress.mu ou lemauricien.com frappent surtout par le recours fréquent aux anglicismes et aux calques : « Alors que la Cour suprême s’apprête à rendre un jugement sur l’ordre intérimaire d’interdiction lié à la vie privée de Nandanee Soornack, aujourd’hui, cette dernière a logé le “main case” réclamant une interdiction permanente contre la presse » (extrait d’un article publié sur lexpress.mu). Ou encore : « Tribunal de Flacq : il est trouvé coupable d’actes indécents en public. La magistrate Meenakshi Bhogun (...) a reconnu coupable un individu qui répondait d’une charge de ‘gross indecent act in public’. » (lemauricien.com). Ce titre d’un article du Mauricien, paru en novembre 2012, reprend un terme anglais qu’il aurait pourtant été facile de traduire : « Le burden of proof repose désormais sur le suspect » (= « La charge de la preuve incombe désormais au suspect »). L’expression « en cour », calque grossier de l’anglais in court, est également très fréquente dans les articles de presse relatant l’actualité judiciaire : « Turquie : Le Mauricien emprisonné pour trafic d’antiquité comparaît en Cour ce 27 août » (titre d’un article publié sur lexpress.mu).

Quel plaisir, après cette prose, de revenir à celle des Lords du JCPC... La compétence de ces derniers n’est pas remise en cause, mais le système d’appel en vigueur à Maurice (qui d’ailleurs n’est pas unique : le JCPC est aussi la plus haute cour d’appel pour d’autres pays du Commonwealth comme les Bahamas ou la Jamaïque) fait depuis longtemps l’objet de vives critiques : certains dénoncent le coût de la procédure devant le JCPC, tandis que d’autres soutiennent que celui-ci devrait siéger à Maurice pour des raisons de commodité. Le jurilinguiste s’en tiendra à ce constat : les décisions de la Cour suprême mauricienne et les arrêts du JCPC, statuant en tant que juridiction d’appel de dernier ressort, offrent de précieux éclairages sur les spécificités du droit mauricien et témoignent du savant équilibre que celui-ci parvient à trouver entre les deux cultures juridiques – droit civiliste et common law – dont il est l’héritier et entre les deux langues dans lesquelles ces cultures s’expriment.

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