Il est à 18 h à New York en ce 15 novembre. Le monsieur
météo de ABC7 avait vu juste ce matin
en annonçant l’arrivée dans la journée d’un early
nor’easter. La neige tombe drue depuis le début de l’après-midi et a recouvert
la ville d’un beau manteau blanc, provoquant du même coup, en pleine heure de
pointe, une belle pagaille dans le quartier grouillant de Midtown. Trop occupés
à ne pas glisser sur les trottoirs et surtout pressés de rentrer chez eux, les New
Yorkais ne prennent pas le temps d’admirer le nouveau paysage qui lentement se
dessine sous leurs yeux, mais les touristes ne sont que trop heureux de voir s’ajouter
au spectacle qu’offre habituellement la ville celui d’une météo capricieuse qui
la rend encore plus étonnante. Au carrefour de la 34ème rue et de la
8ème avenue, un policier tente tant bien que mal de remettre un peu d’ordre
dans le ballet passablement déréglé des voitures et des piétons.
Ayant pu regagner non sans difficulté mon hôtel sur la 37ème
rue, je m’installe dans le hall pour attendre la personne qui doit me
rejoindre. La neige redoublant d’intensité, je commence à me dire que notre rendez-vous
est compromis, mais mon inquiétude est vite dissipée. Quelqu’un vient de se
planter devant moi et le temps de lever les yeux de mon smartphone, je
reconnais avec soulagement celui que j’attendais : le professeur Lawrence Solan. Je me lève d’un bond et
m’empresse de le remercier d’avoir fait le déplacement jusqu’à moi malgré le
temps.
J’avais fait la connaissance de Larry environ trois semaines
plus tôt à Séville, à l’occasion de la conférence Jurilinguistica II. J’avais juste pris le temps de le féliciter
pour sa communication – qui, avec celle de Jan Engberg, avait ouvert la
conférence – et de lui dire que je serais de passage à New York à la mi-novembre.
Nous avions alors convenu de nous y retrouver pour poursuivre notre conversation.
Quelques minutes après nos retrouvailles dans le hall de mon
hôtel, Larry et moi prenons place à une table du Tick Tock Diner, un restaurant de la 8ème avenue situé
juste à côté du New Yorker, hôtel
particulièrement prisé des touristes. Larry me demande ce que j’ai fait depuis mon
arrivée à New York. Je lui explique que j’ai visité la veille le siège des
Nations Unies et que j’ai rencontré à cette occasion trois traducteurs du service
de langue française, avec lesquels j’ai bien sûr parlé de traduction (en
particulier des problèmes posés par la traduction des résolutions du Conseil de
sécurité, textes parmi les plus sensibles mais qui doivent être traduits dans
des délais particulièrement courts), mais aussi de la communauté française de New
York et de la vie culturelle de la « Grosse Pomme ». « That must
have been very interesting », remarque Larry. Je confirme.
J’explique à Larry que j’ai aussi visité, en début d’après-midi,
le musée consacré aux attentats du 11-Septembre. Le musée, entièrement souterrain,
est installé à l’endroit même ou se dressaient les tours jumelles du World Trade
Center. Des tours immenses que j’avais pu voir de mes propres yeux lors de mon premier
voyage à New York, en juillet 1996. Je n’ai jamais oublié leur silhouette imposante
et le sentiment de vertige que j’avais éprouvé en admirant le panorama depuis Top of the World, l’observatoire de la South Tower, perché à 400 mètres au-dessus
de Manhattan.
Retraçant avec une minutie extrême non seulement les attentats
eux-mêmes mais aussi l’avant et l’après, le musée réussit la prouesse de rendre
palpable le sentiment d’effroi que l’événement a suscité bien au-delà de New York
et l’onde de choc qui a suivi sans rien sacrifier à l’exactitude historique et sans
tomber dans le voyeurisme. Larry m’explique qu’en ce mardi matin, il se rendait
à Brooklyn quand il a appris, par une personne croisée dans le métro, ce qui se
passait. « I thought, this is the end of democracy », se souvient-il.
Depuis ce jour tragique, il n’a jamais pu se rendre sur les lieux de l’attentat,
tant le traumatisme est profond. Comme je le comprends.
Larry me parle ensuite de ses enfants et en particulier de son
fils, artiste spécialisé dans les peintures murales. Il me montre une photo d’une
de ses œuvres sur son téléphone.
Comme son fils, Larry habite dans le New Jersey, à une
petite heure de train de Manhattan. Je l’interroge sur les cours qu’il donne à
la Brooklyn Law School. Il y enseigne essentiellement le droit – le droit des
contrats notamment – mais y donne aussi ponctuellement un séminaire de
jurilinguistique intitulé Law, Language,
and Cognition.
Titulaire à la fois d’un Juris
Doctor de la Harvard Law School et d’un doctorat de linguistique de l’Université
du Massachusetts (Amherst), Larry Solan est un des rares jurilinguistes pouvant
légitiment revendiquer la double compétence de juriste et de linguiste. Cette double
casquette lui vaut d’être régulièrement sollicité par les tribunaux en qualité
d’expert-linguiste.
Dans la célèbre et pour le moins scabreuse affaire Stormy Daniels, il a ainsi été invité à
donner son avis d’expert sur le sens à donner à l’expression and/or dans le premier paragraphe d’un
contrat versé au dossier. Son analyse, à l’appui de laquelle il cite également le
classique Language of the Law de D. Mellinkoff,
s’ouvre sur une référence à l’un de ses propres ouvrages :
« In one section of The Language of Judges, I discuss issues
that arise concerning the interpretation of the words ‘and’ and ‘or’. »
La suite de sa démonstration donne un aperçu des problèmes d’interprétation
souvent complexes que peuvent occasionner ces conjonctions :
« As a general matter, ‘and’
indicates a conjonction of two elements. ‘Or’ is ambiguous between exclusive
and non-exclusive interpretations. In some texts of logic, ‘or’ is understood
as one, the other, or both (‘and/or’) whereas in everyday speech, it is more frequently
understood exclusively as ‘either/or’. Moreover, in the context of negation, ‘and’
and ‘or’ often reverse meanings. ‘You may not go to the movies or to your friend’s
house tonight’ is understood as prohibiting both activities, not allowing one or
the other. As I point out in my book, this reversal sometimes causes problems
in legal interpretation. »
La question de l’interprétation des textes législatifs intéresse
particulièrement Larry – il donne d’ailleurs à Brooklyn un cours intitulé Legislation and Statutory Interpretation
– et je lui fais remarquer que sa réflexion sur la question me fait penser à
celle de Ross Charnock. Dont l’un des articles, intitulé Clear Ambiguity (in Anne
Wagner & Sophie Cacciaguidi-Fahy [dir.], Legal Language and the Search for Clarity, Peter Lang, 2006), cite
justement parmi ses sources The New Textualists’
New Text, article d’un certain… Lawrence Solan.
Outre The Language of
Judges (1993), Larry est aussi l’auteur de Speaking of Crime : The Language of Criminal Justice (University
of Chicago Press, 2005, avec le regretté Peter Tiersma) et de The Language of Statutes (University of
Chicago Press, 2010).
Larry Solan a aussi participé à de nombreux ouvrages
collectifs, dont le Oxford Handbook of
Language and Law (Oxford University Press, 2012), dont il a assuré la
direction scientifique avec P. Tiersma. Il est par ailleurs l’auteur d’innombrables
articles, dont plusieurs, comme Pernicious
Ambiguity in Contracts and Statutes (2004), sont disponibles gratuitement depuis
sa page sur le site de la Brooklyn Law School (https://www.brooklaw.edu/faculty/directory/facultymember/Publications?id=larry.solan&category=Articles).
Invité par les universités les plus prestigieuses, Larry Solan
donne régulièrement des conférences à travers le monde et ses travaux sont cités
dans plusieurs décisions de justice (cf. arrêt de la Supreme Court of Minnesota dans l’affaire State v. Andersen, 2010). Il est également intervenu à plusieurs
reprises dans la presse (Washington Post,
Wall Street Journal, New York Times), mais aussi dans The
Diane Rehm Show, sur NPR (https://dianerehm.org/shows/2015-04-01/how-technology-is-changing-criminal-linguistic-evidence-in-court).
Dire que la personne que j’ai en face de moi est une sommité
dans son domaine relève donc pour le moins de l’euphémisme. Mais malgré son CV impressionnant,
Larry Solan est tout sauf hautain : on ne peut qu’être frappé par son accessibilité
et son humilité, qui ne sont pas sans rappeler celles d’un Jean-Claude Gémar, autre
jurilinguiste de haut vol dont les travaux forcent l’admiration.
En ressortant du restaurant, je raccompagne Larry jusqu’à la
gare de Penn Station, située à deux pas, où il doit prendre un train pour
rentrer chez lui dans le New Jersey. Nous arrivons tant bien que mal à déjouer
les nombreux pièges que nous tendent les trottoirs de plus en plus verglacés et
nous engouffrons dans la gare, située directement sous le Madison Square
Garden. De nombreux voyageurs scrutent, inquiets, le tableau d’affichage dans l’espoir
d’apercevoir leur train. Celui de Larry est prévu à l’heure. Nous échangeons
encore quelques mots et je le regarde s’éloigner, avant de repartir braver la
neige et le froid, conscient d’avoir passé un moment privilégié en compagnie d’un
jurilinguiste parmi les plus éminents et désireux de renouveler très vite l’expérience,
à Séville, New York ou ailleurs.
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