Le Traducteur encore plus averti
Traducteur
émérite, formateur en traduction, responsable de la qualité au sein du cabinet
Edgar (Québec) et enseignant à l’Université Laval, François Lavallée jouit de
longue date d’une solide réputation dans le monde de la traduction.
Beaucoup se
souviendront du Traducteur averti
(Linguatech, 2005), ouvrage « à mi-chemin entre le guide de traduction et
le dictionnaire de difficultés » dans lequel Lavallée proposait à la fois « des pistes inédites
pour la traduction de termes courants » comme commitment, update ou summary et « une réflexion
originale sur des sujets comme la traduction des slogans et des titres »
ou « l’ordre des mots dans la phrase » (quatrième de couverture).
Onze ans
après ce premier ouvrage, l’auteur récidive avec Le traducteur encore plus averti, toujours chez Linguatech. Ce
nouveau recueil, d’un peu plus de 300 pages, s’inscrit dans la même démarche
que son prédécesseur : il s’agit toujours pour l’auteur de décortiquer les
mots auxquels sont régulièrement confrontés les traducteurs travaillant de l’anglais
vers le français, d’aider ces derniers à rendre leurs traductions plus idiomatiques
et de livrer au passage une réflexion sur des thèmes qui n’avaient pas trouvé
leur place dans le premier ouvrage, qu'il s'agisse de l’animisme, du faux
comparatif ou de ce « monstre » qu’est le zeugme.
Concern, excited/exciting, identify,
industry, outline, overview, performance, review, suggest, support... Tous ces mots simples en
apparence mais souvent difficiles à traduire – en raison pour nombre d’entre
eux de leur proximité trompeuse avec leurs « équivalents » français –
sont méthodiquement passés au crible d’une réflexion pragmatique qui vise avant
tout à déboucher sur des solutions concrètes de traduction, l’objectif étant
d'amener le traducteur à se libérer de l’asservissement à l’anglais pour mieux
exploiter toute la richesse de la langue française.
La plupart
des mots abordés font l’objet d’assez longs développements, qui procèdent
généralement d’une même démarche : l’auteur commence par évoquer les « réflexes »
que déclenche souvent le mot en question chez le traducteur et les erreurs ou
approximations de traduction qui en découlent, avant d’examiner, exemples à l’appui,
les différentes traductions possibles du mot selon le contexte.
La plupart
des entrées comportent plusieurs parties, qui permettent à la fois à l’auteur d’organiser
sa réflexion et au lecteur de mieux en suivre le fil. L’entrée consacrée à concern, par exemple, comprend trois
parties : « a) La valeur trop subjective de préoccupation », « b)
Valeur euphémique », et « c) Le sens fort ». Les nombreux
exemples proposés sous cette entrée – du premier (« Signalez vos réserves
éventuelles à l’égard du plan de perfectionnement (...) ») à celui qui la
conclut (« très peu d’entre eux ont manifesté leur mécontentement ») –
font ressortir toutes les nuances du mot concern
mais, aussi et surtout, permettent de saisir toute la palette de ses
traductions possibles. Par la finesse de son analyse, qui irrigue tout le
livre, Lavallée entre dans la subtilité des mots comme peu l’ont fait avant
lui et réussit la prouesse de
démêler le mikado linguistique franco-anglais, la coexistence de longue date
des deux langues et les échanges incessants qui s’opèrent entre elles étant
depuis toujours source de confusion pour leurs locuteurs et, plus encore, pour les traducteurs, même chevronnés. Aux prises avec le
verbe suggest, le traducteur ne sait
pas toujours pourquoi « suggérer » conviendrait ici mais n’irait pas
là. Devant rendre specific, il hésite
souvent entre « spécifique », « particulier » et « précis ».
Et à force d'entendre son homographe français, il ne sait plus très bien ce que
le mot performance veut dire en
anglais. Entreprendre de mettre de l’ordre dans cette cacophonie est une
ambition qui ne peut qu’inspirer le respect.
Nouveauté
particulièrement originale du Traducteur
encore plus averti, les exemples sont agrémentés d’icônes qui permettent de
connaître immédiatement la « valeur » qu'accorde l'auteur aux différentes traductions proposées.
« L’icône J signale une solution recommandée. L’icône
L, une solution déconseillée. L’icône K indique que la solution n’est pas mauvaise en soi
mais pourrait être améliorée » (« Conventions et notes », p.
XXI). Ces icônes constituent incontestablement un plus par rapport à l’ouvrage
précédent et contribuent à la clarté de la démonstration, mais aussi du texte
lui-même. Il est à noter à ce propos que le livre est plus aéré et donc plus
agréable à lire que ne l’était Le
traducteur averti.
Les entrées
consacrées à des termes ou expressions juridiques sont assez peu nombreuses,
mais contiennent toutes des pistes de réflexion intéressantes. À l’entrée « Fait
à », l’auteur se demande si cette locution ne pourrait pas avantageusement
traduire la formule signed, sealed and
delivered, mais se garde de tout avis tranché sur la question : « (…)
traduire cette formule (…) par Fait à
(…) nous paraît une solution honorable, que nous laissons commenter à nos
distingués collègues plus instruits dans le domaine juridique. »
(p. 110). Ce souci d’éviter tout verdict définitif se retrouve à l’entrée
consacrée à l’expression including, without
limitation. Celle-ci se termine en effet sur ces mots : « Compte
tenu de tout ce qui précède, nous continuons de pencher pour la solution courte
en français, non de façon péremptoire, mais en laissant la porte ouverte à
l’autre option, dans un esprit de dialogue (ne serait-ce que virtuel) entre le
juriste, responsable de la sécurité de son client, et le traducteur,
responsable de la clarté de la rédaction. » (p. 146). La prudence
dont fait ici preuve l’auteur est tout à son honneur et vient utilement rappeler
que la traduction juridique est souvent affaire de compromis.
La
troisième entrée juridique – « Whichever
is less et tournures apparentées » – fournira aussi ample matière à
réflexion au traducteur juridique. L’auteur multiplie là encore les exemples
pour aider le traducteur à « sortir des ornières de traduction » (cf.
sous-titre du livre) et me fait l’honneur de citer au passage mon Dictionnaire des difficultés de l'anglais
des contrats (2006).
Si les
entrées consacrées à des termes ou expressions juridiques sont rares, beaucoup
des exemples proposés dans le livre proviennent du domaine juridique. On peut
ainsi citer, à la page 128 (entrée identify) :
« Parties must identify
their witnesses before the hearing begins.
L Les parties doivent identifier
leurs témoins avant le début de l’audience.
J Les parties doivent faire
connaître l’identité de leurs témoins avant le début de l’audience.
J Les parties doivent fournir la
liste de leurs témoins avant le début de l’audience. »
Citons cet
autre exemple, à propos de l’inversion verbe-sujet (p. 166) :
« Under the new
Public Service Employment Act, the following have authority to take
corrective action (...).
En vertu de la nouvelle Loi
sur l’emploi dans la fonction publique, ont le pouvoir de prendre
des mesures correctives (...). »
Ce
troisième exemple, à l’entrée outline
(p. 197), permet de rappeler l’utilité de la locution verbale « faire
état de », même si on aurait pu ici lui préférer « énoncer » :
« This agreement
outlines the terms and conditions that will apply to the parties.
La présente entente fait état des conditions que
devront respecter les parties. »
À l’entrée should, must, l’auteur constate avec
raison que si l’« on ne peut nier que should
est moins fort que must (...), on ne
peut nier non plus que dans la pratique, il est très fréquent que le mot should exprime davantage une obligation
qu’un souhait ou une recommandation ». Cet exemple, parmi d’autres, vient utilement
illustrer ses propos :
« The judge has
a variety of options available to him/her when deciding how a person should
be punished.
L Un ensemble d’options s’offrent au
juge quand il doit décider comment une personne devrait être punie.
J Diverses options s’offrent au juge
quand vient le moment de décider comment une personne doit être punie.
J Diverses options s’offrent au juge
quand vient le moment de choisir une sanction pour un délinquant. » (p. 217)
Ce ne sont
là que quelques exemples, parmi beaucoup d’autres, qui visent avant tout à
souligner l’intérêt que peut avoir l’ouvrage pour le traducteur juridique.
Celui-ci étant par ailleurs régulièrement confronté à la plupart des mots
courants cités, il va sans dire que la lecture du Traducteur encore plus averti ne pourra
lui être que profitable.
Aucun ouvrage
n’étant par définition parfait, on pourra adresser à celui-ci quelques
reproches. Il aurait par exemple peut-être été utile de mieux distinguer, dans
la table des matières comme dans le corps de l’ouvrage, les entrées
terminologiques et les entrées thématiques d’une part, et les entrées
françaises et les entrées anglaises d’autre part. Department, « dislocation du nom », « double
détermination », « encadrer », engage... Le mélange des différents types d’entrées donne une
impression de fouillis qui pourra parfois désorienter le lecteur.
La
traduction n’étant pas une science exacte, on pourra également pinailler sur
certaines suggestions. Ainsi, n’aurait-on pas pu rendre « I am excited about taking on new challenges »
(traduit par « L’idée de relever de nouveaux défis me rend fébrile »,
p. 103) par « Je suis impatient de relever de nouveaux défis »
ou « Je me réjouis à l’idée de relever de nouveaux défis » ? De
même, « la gamme de primes offertes est éblouissante » (pour « an exciting range of rewards », p. 104)
constitue sans doute une traduction perfectible. Dans cette phrase, à l’entrée concern,
on pourrait sans doute supprimer « de votre dossier/cas » à la
fin sans rien changer au sens : « Nous savons que ce n'est pas la
réponse que vous souhaitiez, et nous vous informons que vous avez six mois à
compter de la date de la présente pour saisir l’Ombudsman de votre dossier/cas. »
Ces
reproches, qui n’en sont pas vraiment, sont bien peu de chose au regard de la
qualité globale de l’ouvrage, qui bénéficie par ailleurs d’une superbe préface
de Jean Delisle. Il faut dire que ce dernier, auteur du désormais classique La traduction raisonnée (3e édition, 2013), sait de quoi
il parle. Delisle a parfaitement compris qu’au-delà du simple guide de
traduction, Le Traducteur encore plus
averti constitue un formidable outil de promotion de la langue française.
Grâce à cet ouvrage, on ne voit en effet plus « la langue française
soumise à la traduction comme une réalité figée, asservie à une autre langue et
difficilement malléable. On découvre au contraire à quel point cette langue
recèle des trésors d’expression, joyaux qui échapperont toujours à une machine
à traduire » (extrait de la préface). Aider le traducteur à prendre
conscience du trésor que constitue sa langue, à mettre en valeur les mille
joyaux qui l’habillent, pour l’aider à devenir orfèvre des mots. Peut-on
imaginer plus noble entreprise ?
Selon
Delisle, « Le traducteur encore plus
averti et son frère aîné Le
traducteur averti » s’incrivent dans la lignée des travaux de Claude Bédard, de Léon Gérin,
de Robert Dubuc et de
Vinay et Darbelnet, entre autres. Bien qu’il cite son propre ouvrage, Delisle
est trop modeste pour s’inclure dans cette liste, mais que l’on ne s’y trompe
pas : Le traducteur encore plus averti
doit beaucoup à La traduction raisonnée.
Ces deux ouvrages nous sont d’autant plus indispensables qu’à la maternité des
traductions de qualité, les accouchements sans douleur sont rares. Comme le dit
joliment Delisle : « La tâche du traducteur est d’élucider le mystère
de la langue qui cherche à donner corps à des concepts abstraits. S’il est
facile de traduire, bien traduire l’est moins. Cette compétence, rarement
innée, a son prix. On devient
traducteur et, généralement, cela ne se fait pas sans effort. Ni sans aide. »